Guillaume Brunhes
16, boulevard des Belges 760000 Rouen
France
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guillaume.brunhes@gmail.com
22256 mots
L'histoire du schizophrène qui voulait devenir philosophe.
1. Nous sommes le onze mai mille neuf-cent quatre-vingt dix-huit et c'est un beau jour pour mourir. Il fait un temps splendide, pas un nuage dans le ciel. Je pense un moment aller à la gare pour me jeter sous un train mais je m'aperçois vite qu'il y a plus rapide. Et si je me défenestrais ? Un peu de courage et c'est fini, je pars pour l'autre monde. Depuis le lever, les voix dans ma tête me laissent plus ou moins tranquille. Je meurs aujourd'hui et cela m'apaise.
Je n'ai plus de cigarettes, je pars donc m'en acheter. Il y a un tabac au bas de la rue du renard ; je descends rapidement les marches, je sors dans la rue. Une fois au commerce j'achète un paquet de tabac machinalement. Le tenancier de l'estaminet a l'habitude de me voir depuis des années. Il ne remarque donc pas qu'il rend la monnaie à quelqu'un qui se considère comme déjà mort. Je ressort du bar sans rien penser ni imaginer autre chose que mon prochain suicide ; je suis un peu comme un robot. Sur le chemin du retour, je m'allume une cigarette. Le fumée n'est pas de la fumée mais des volutes de minuscules pétales de rose. Il y a des jolies filles dans la rue. Je vois des couronnes de marguerite dans leurs cheveux blonds. Au dessus des toits des maisons à colombage je perçois des dragons qui crachent du feu. A aucun moment je ne remets ces visions en cause. De toutes façons dans très peu de temps je quitte ce monde en sautant par la fenêtre.
Je monte les deux étages. J'arrive dans mon appartement. Julie, la femme dont je suis amoureux et qui parle dans ma tête, me dit d'allumer la radio, ce que je fais. Je mets France Info. Ils parlent de la coupe du monde de football qui commence bientôt mais je m'en moque : tout cela ne me concerne plus.
J'hésite à sauter par la fenêtre maintenant, sans marquer le coup. Mais comme un condamné à mort il me faut un rituel. Je me fais un café, j'allume ma dernière clope. Une fois la cigarette finie je l'écrase, je repousse mon cendrier, je me lève presque soulagé. Je me meurs et je pense à tous les gens que j'aime, à ma famille, à Julie et je pleure : je suis triste de les quitter mais je m'en vais dans un monde que j'espère meilleur, où je ne souffre pas.
J'ouvre en grand la fenêtre de la cuisine, je prends mon élan et je saute… Je suis dehors dans le ciel. Je le fais enfin, pour de vrai, je traverse le miroir. Je sens le vent puis je tombe. Je me réceptionne droit et bien gainé, comme un gymnaste. J'entends le craquement des os de mes talons sur les pavés de la cour. Ils sont broyés. Deux de mes vertèbres lombaires éclatent. Je tombe alors vers l'avant et mon poignet gauche se brise.
Pendant quelques instants il ne se passe absolument rien. Puis la douleur de mes os meurtris arrive à mon cerveau. J'ai alors très mal. Je hurle. Je hurle encore plus. La douleur est au-delà de tout. Mes talons sont en mille morceaux, ma main gauche me fait mal, mes vertèbres sont fracassées. Je crie à m'en démettre la mâchoire.
Mes hurlements ameutent des gens du dehors. Petit à petit des passants s'attroupent autour de moi. Certains appellent les pompiers. Au bout de longues minutes où je ne cesse de geindre tant j'ai mal, ils arrivent enfin.
Je cesse de crier mais j'ai toujours très mal. Les pompiers s'efforcent de me calmer : ils me mettent sur une civière et un masque à oxygène vient se poser sur ma bouche. Les médecins présents me font plein de tests dont le test de Babinsky et là, miracle, mes pieds répondent au stimulus. Quand les médecins jugent mon état stable, j'entends qu'on me transfère dans la camionnette, direction l'hôpital Charles Nicolle. Les pompiers veillent sur moi, ils font attention à ce que j'aille bien. La camionnette s'élance dans les rues. On n'est pas très loin du centre hospitalier universitaire et on arrive vite. On me transfère au service de radiologie. Dans les couloirs, on me laisse un temps livré à moi même, immobile sur mon brancard. Devant les autres patients ahuris je me mets à tenir un discours mystique, sans queue ni tête ; je parle de mes amis, de Julie. Certains accidentés me jettent des regards noirs tandis que d'autres préfèrent s'éloigner de moi. C'est vite mon tour. Pour le poignet et les vertèbres, ça ne prends pas longtemps mais pour les talons, on me fait faire des radions sous tous les angles possibles. Une fois tout cela fini, deux brancardiers me prennent en charge et m'amènent au service d'orthopédie. On m'y trouve une chambre.
On me transfère dans mon lit et je reste là, hébété, livide. Au bout d'un certain temps un médecin arrive accompagné de son équipe. Il me dit que j'ai les os du talon broyés, le poignet cassé et deux vertèbres fracturées mais que par chance aucun bout d'os n'a sectionné le canal médullaire. Pour les vertèbres et le poignet, l'opération est facultative : les fractures ne sont pas importantes, je peux guérir spontanément. Mais pour les talons, je n'ai pas le choix. Le docteur me dit qu'il m'opère dans quelques jours des calcanéums et que si tout va bien je pourrai remarcher. Je ne réponds rien. Je suis fatigué, j'ai envie d'être ailleurs. Ma mère et ma tante arrivent alors ; elles ont les larmes aux yeux. Je suis incapable de leur dire quoi que ce soit de sensé. Je reste impuissant devant leur tristesse. Ma mère me dit que j'ai de la chance dans mon malheur : on va me mettre du tungstène dans les pieds mais que avant l'automne, je retrouve l'usage de mes jambes. Elles me parlent, elles essayent de me donner espoir. Elles font tout ce qui est en leur pouvoir pour me réconforter mais ça ne marche pas très bien : je n'ai pas envie de les écouter ni de les voir. Je suis ailleurs, dans mon monde intérieur. Au bout d'une bonne heure, la visite se termine : c'est l'heure. Une aide soignante m'apporte mon dîner et j'ai des tuyaux autour du sexe et de l'anus pour faire mes besoins : je ne peux poser le pied par terre et donc aller aux toilettes.
Je m'endors très tard. Puis à sept heures du matin c'est le réveil. On me fait des analyses et on m'apporte mon petit déjeuner. Dans la matinée, une kiné frappe à ma porte. Elle me demande de me montrer mes talons, elle veut les masser. Elle soulève le drap et la je vois mes pieds tout gonflés et tout bleus. Cela me fait un choc. La soignante me soigne comme elle peut. Elle me dit que j'ai beaucoup de chance. Elle s'efforce » d'être bienveillante et gentille. Dans l'après-midi, je vois le psychiatre de l'hôpital, le docteur Navarre. Il me demande si je suis heureux d'être là. Je lui réponds que non, je veux rentrer chez moi, j'ai des choses à faire. Je veux sortir de cet endroit et remarcher comme avant. Il me rétorque que c'est plutôt bon signe de dire cela. Il me signale aussi que le docteur Montélimar est prévenu de ma tentative de suicide. Du tercian est prescrit si jamais je fais le con. Pour le moment je suis étonnamment calme et je ne prends aucun médicament.
Les jours qui suivent, je reçois les visites de mes amis, de mes frères. Infirmières et médecins se pressent aussi autour de moi. Finalement, l’œdème se résorbe. On m'opère. Je me réveille en salle post-opératoire avec un mal de chien. On me donne de la morphine mais cela ne me fait rien. La douleur est tellement forte que je n'arrive pas à dormir. Au bout de quelques très longs jours, j'ai un peu moins mal et je retrouve mon lit au service de traumatologie des membres inférieurs. On me plâtre. L chirurgien chargé de l'opération me dit qu'il faut penser à la rééducation maintenant. D'ailleurs les jours suivants on m'annonce que j'ai une place dans un service spécialisé. Un endroit très bien, paraît-il.
Vers le début du mois de juin une ambulance m'emmène dans ce nouvel hôpital. Mes parents m'apportent mon lecteur de disques, des disques justement, ainsi que quelques livres. Ils reviennent au bout de deux jours mais ça ne se passe pas tout à fait comme prévu : leur sollicitude à mon endroit, que je juge infantilisante, m'étouffe. Je ne sais pas très bien pourquoi mais ils m'énervent. Profondément. Viscéralement. Alors j'envoie valser toutes mes affaires. J'insulte mes parents ainsi que le personnel. Mon père et ma mère fuient ; ils vont chercher de l'aide. J'entends la chef de service dire que le docteur Montélimar a prescrit du tercian dans ce cas là. Je reste quelques minutes à hurler ma rage. Je surprends une conversation qui dit que les urgences psychiatriques arrivent d'un moment à l'autre. Au bout d'une heure, les infirmiers du samu psychiatrique sont là. Un médecin est avec eux. Ils me demandent de les suivre. Comme je sais d'expérience qu'une éventuelle rébellion est punie d'une piqûre d'haldol, je consent à suivre les hommes en blanc. De toutes façons, ils sont les plus forts et j'ai les pieds dans la plâtre…
Le médecin chef me dit que je vais aux urgences de Charles Nicolle voir le docteur Navarre. Je reste muet et impuissant : je sais que toute rodomontade est punie par une dose très élevée de neuroleptiques, sous la contrainte qui plus est.
On me met dans un brancard, on me met malgré moi dans la fourgonnette du SAMU. Une fois en route, je commence à insulter le personnel. Je dis des choses humiliantes pour eux. Au début, ils font semblant de ne pas m'entendre. Mais devant ma persévérance à les invectiver, ils finissent par réagir. Ils m'immobilisent à mon brancard à l'aide de liens. Une fois à l'hôpital, je suis très rapidement admis aux urgences. Les gars du SAMU indiquent au personnel de garde mon extrême agitation. Je suis vite entouré de nombreux infirmiers qui, malgré mes vociférations et mes gestes violents, m'immobilisent, me retournent, me déculottent et me font une piqûre d'un liquide blanchâtre que je reconnais être de l'haldol. Le produit, d'ordinaire doué de qualités quasi magiques, me calme à peine. Il a cependant un effet surprenant : je suis incapable de dire quoi que ce soit ayant du sens : ce qui sort de ma bouche sont des borborygmes inintelligibles. Les infirmiers m'attachent au brancard avec des lanières en cuir puis ils me laissent seul. Je ne cesse de hurler mon désespoir mais cela est informe : les gens dans les pièces à côté entendent seulement des glapissements plaintifs dépourvus de signification.
Au bout d'une longue heure, le docteur Navarre arrive. Il me dit que je vais illico à l'hôpital psychiatrique du Rouvray. L'équipe soignante s'échine à me trouver une chambre, à l'isolement de préférence. On me demande si je suis d'accord. Comme je suis incapable de dire quoi que ce soit je ne réponds que par un chuintement.
On me remet dans une ambulance puis j'arrive à l'hôpital psychiatrique. Le temps de remplir les papiers et me voilà aux mains des infirmières. On me présente devant le psychiatre de garde. Devant mon état (je suis toujours très agité), il me prescrit une deuxième dose d'haldol. Les soignants ne se font pas prier et on me l'administre sans que je puisse véritablement me défendre. Cette fois le produit fait son effet et je m'endors comme un bébé.
Je me réveille extrêmement fatigué et confus. Les neuroleptiques, à forte dose, vous transforment en larve humaine. Je me fais sous moi : je ne peux contrôler mes rejets d'urine ou d'excrément. Je suis incapable de dire quoi que ce soit. De toutes façons je dors tout le temps. Une aide soignante vient courageusement nettoyer mes déjections et changer mes draps. Elle me dit que je suis en isolement. Régulièrement une infirmière vient me donner du tercian et du solian. Je les avale stoïquement, sans me rebeller. Les médicament que je prends sont tellement puissants qu'ils vous ôtent toute volonté, toute force intérieure. Je n'ai qu'une solution : dormir. Je suis dans une sorte de coma à longueur de journée. Comme la pièce est sans fenêtres, je ne vois pas la lumière du jour. Je ne sais donc pas combien de temps je reste ainsi, à dormir continuellement et à faire sous moi. Au bout d'une très longue semaine, ça va mieux : le traitement ne me fait plus dormir et je cesse de me chier dessus. Un beau jour, le psychiatre de service m'annonce qu'une place m'est trouvée dans un autre pavillon : je ne suis plus à l'isolement. On m'y transporte peu après.
Je reste alors quinze jours sans pouvoir bouger, lire, ni regarder la télévision. Je demande à une infirmière de prévenir mes parents. Ils arrivent quelques jours après. Je suis heureux de les voir. Ils me promettent de revenir plus longtemps et plus souvent. Ils me disent aussi que je suis transféré dans très peu de temps au pavillon les aubépines, le service de mon psychiatre, le docteur Montélimar. Effectivement quelques jours plus tard on me donne un fauteuil roulant et on me transfère aux aubépines. Les infirmières m'indiquent que je partage ma chambre avec un grand gaillard blond qui est là depuis des années, je le connais d'un précédent internement. Quand il apprend cela, il entre dans une colère noire en disant qu'il veut dormir seul. Mais c'est raté, les chambres sont doubles et il doit faire avec moi.
Dans mon fauteuil, je fais connaissance avec les autres malades. Il y a un alcoolique chronique qui souhaite m'initier au tiercé, des toxicomanes qui fument du haschisch en cachette , un gros type en costume, cadre commercial, qui parle aux arbres, des dépressifs qui se massent devant la télé et puis tous les autres, des psychotiques anonymes, qui ne disent jamais rien et masquent leur détresse dans le silence.
Le lendemain de mon transfert, à l'heure de la visite du médecin, le docteur Montélimar se précipite vers moi. Il me demande de parler de ce qui vient de m'arriver. Je lui dis que vers la fin de ma bouffée délirante, Julie parle dans ma tête, que les hallucinations visuelles et auditives cessent avec le traitement et quant à ma défenestration, je ne peux absolument rien dire de rationnel dessus. Mon geste est inexplicable pour l'instant. Il me répond que je suis bien retombé, que je n'ai pas de séquelles graves et qu'une fois de plus je vais m'en sortir.
Les jours suivants il vient me voir à la première heure, il essaie de me faire parler, inlassablement, de mon délire. Malheureusement pour lui, je suis dans un tel état d'hébétude et de stupeur que je ne peux rien dire de rationnel et réfléchi. Je n'ai pas le recul nécessaire à une parole réparatrice. Les premiers jours au pavillon les aubépines sont ceux où je m'arrache à mes idées délirantes. Sous l'effet des médicaments, je reviens progressivement à la raison. Je peux de nouveau avoir des relations normales aux autres, évaluer sainement la réalité. Cependant, en même temps que la raison revient la culpabilité et quand je repense à tout ce qui m'est arrivé depuis début janvier, date où j'ai stoppé mon traitement, une grande honte m'envahit. Je me demande : « c'est bien moi qui ait fait tout cela ? » Et effectivement, ayant perdu la raison, j'ai fait du mal à beaucoup de gens ; mais comment réparer, comment s'amender ?
A l'hôpital, les journées sont toujours les mêmes. Tout est rythmé par les repas, où nous prenons nos médicaments. Après le petit déjeuner vient la matinée, où nous tentons de nous divertir, et après le repas de midi il y a une longue attente avant le souper. Ceux qui ont le droit de sortir vont se changer les idées à la cafétéria. D'autres encore, plus entreprenants, sortent clandestinement du centre pour acheter de l'alcool ou du cannabis. Au dîner, nous prenons les derniers médicaments de la journée et ceux qui ne sont pas assommés par les pilules regardent les émissions de divertissement à la télévision. C'est ainsi que le douze Juillet mille neuf-cent quatre-vingt dix-huit, je vois, seul et dans un état de profonde léthargie, la finale de la coupe du monde de football remportée par la France de Zinédine Zidane.
C'est à cette période que mes parents cessent de me rendre visite : ils partent en vacances. Du 15 juillet au 15 Août, je ne vois personne d'autre que le personnel et les patients. Je suis dans un fauteuil, j'ai les pieds dans le plâtre et ce mois sans visites est le comble de l'ennui.
Passé ce mois difficile et mes parents reviennent me voir. Mon petit frère clément, pour lequel j'ai beaucoup d'affection, peut se libérer. Sa bonne humeur naturelle et sa gentillesse me font du bien. Je suis plein de honte devant mes parents : sans mon traitement, je fais n'importe quoi et je sais qu'ils ont de la peine de me voir dans cet état. Je suis désolé de ne pas être le fils qu'ils auraient voulu avoir. Pourtant, quand on se voit, on ne se dit rien. Les sujets qui fâchent restent occultés. Il y a beaucoup de non dits dans nos discussions anodines. On en reste au banal, au quotidien, comme si ne pas dire les choses faisait que rien ne s'était passé.
Début septembre, on me déplâtre ; je vais dans un établissement spécialisé à Bois-Guillaume. Dès que je m'essaie aux agrès pour me rééduquer, je sens de grosses difficultés. Mes talons ne sont plus souples et agiles comme autrefois. A la place , ce sont plutôt deux gros parpaings que je mue de manière malhabile. Je demande à la médecin chef ce que je peux gagner en me remusclant. Elle me répond que je remarcherai mais que mon pied sera douloureux, que je perds toute ma souplesse et que ce ne sera plus jamais comme avant. Malgré cette mauvaise nouvelle, je fais mes exercices correctement. A début c'est très laborieux mais petit à petit mon pied se renforce. Au bout de quinze jours d'efforts, je peux faire mes premiers pas tout seul. J'intensifie alors ma rééducation et après environ un mois je remarche assez correctement, même si descendre un escalier reste douloureux et risqué.
Je sors de l'établissement fin Septembre. Je marche alors plutôt bien, malgré de l'arthrose et des douleurs quand je fais certains mouvements. Début Octobre, je soutiens mon diplôme d'études approfondies de philosophie à l'université de Mont-Saint-Aignan devant messieurs Roy et Letellier. Bien que le rendez-vous soit prévu de longue date, ils se disent surpris de me voir car cela fait quatre mois que l'on ne me voit plus à la fac. Je leur réponds que je suis très occupé en ce moment. Ils ne peuvent rien me dire car j'ai rendu mon mémoire en temps et en heure. Durant la soutenance, ils me disent que mon texte est trop court, pas pertinent du tout. Ils me font plein de critiques. Ils sont agressifs e méchants. Je réponds comme je peux mais je sais au fond ce qui les rend désagréables : ils me savent malade mental et ils m'ont vu dans des états de grande agitation. Je leur fais honte alors ils veulent me virer de l'université. Ils me le font comprendre par leur agressivité à mon encontre.
Je leur dis la vérité : la philosophie c'est fini pour moi ; je veux sincèrement rentrer dans la vie active, travailler. Ils me mettent une mauvaise note mais j'ai quand même mon DEA : avec un dix-huit à l'oral en novembre, j'ai plus que la moyenne quand même.
Je suis content d'avoir mon DEA et je trouve Roy et Letellier pas si méchants : mon mémoire est objectivement très mauvais car écrit en plein délire psychotique. Je ne mérite probablement pas mon diplôme sur ce texte mais ils sanctionnent ma bonne connaissance de l'histoire de la philosophie et comme je leur annonce mon départ de la fac ils me font un cadeau d'adieu. Comme cela je peux voguer vers d'autres mers avec un beau titre universitaire. J'ai maintenant sur le papier un vrai savoir philosophique, de vraies connaissances que, malgré ma maladie, je possède très certainement.
Sitôt mon diplôme en poche, je reste quelques semaines chez mes parents à me reposer mais ils me trouve très vite un studio bien placé rue Cauchoise. Il est petit et vétuste mais je suis content. Je me retrouve alors seul dans Rouen, bénéficiaire du revenu minimum d'insertion et malade psychique fraîchement stabilisé.
J'ai beaucoup de temps libre et je peux alors prendre du recul par rapport aux événements des mois précédents. Je me demande alors : mais comment ai-je fait pour en arriver là ?
2. Nous sommes au début des années soixante. Henriette et Henri Brunhes emmènent leur fils Denis, brillant étudiant en mathématiques, au bal annuel de l'association d'aide aux handicapés mentaux « les papillons blancs ». Le dernier frère de Denis, Olivier, est hydrocéphale et Henriette est une des membres fondatrices de la section de Rouen, l'association du pré de la bataille. Henriette est une femme austère et autoritaire ; elle tyrannise son mari, juge à la cour d'appel de Rouen.
Denis est le quatrième de sept enfants et est né pendant la seconde guerre mondiale. Nourrisson puis jeune enfant il a connu les privations de cette période troublée. Durant les années cinquante, il a grandi dans une atmosphère de sévérité, sévérité renforcée par l'éducation catholique extrêmement rigide reçue sans discussion possible. Il en est ressorti acrimonieux à l'égard de sa mère, qu'il accuse secrètement de ne pas l'avoir aimé comme elle le devait. Il est un jeune étudiant opiniâtre et travailleur, d'apparence plutôt affable ; mais dans sa vie privée il est psychorigide jusqu'à l'obsession et il a en outre des fantasmes de domination.
Au bal du pré de la bataille, Denis rencontre Hélène Olivier, jolie jeune femme d'un an plus âgée. Elle est la fille de Marie Thérèse et de Bernard Olivier, officier de la légion étrangère réputé pour son intransigeance. Hélène a deux sœurs et un frère. Une de ses sœurs, Isabelle, est débile profonde, ce qui explique la présence à ce bal.
Denis est séduit par le sourire d'Hélène et Hélène apprécie la prestance de Denis. Ce qui fera que ce couple durera, c'est que Hélène voit en l'austérité de Denis des valeurs paternelles toutes militaires ; tandis que le peu de générosité d'Hélène rappelle à Denis le caractère de sa mère.
Au tout début, ce sont les fiançailles, les deux tourtereaux s'apprivoisent. Denis est un travailleur acharné, il devient vers la fin des années soixante assistant à l'université de Rouen qui vient d'ouvrir et qui recrute. C'est ainsi que le vingt-neuf Mars mille neuf-cent soixante-neuf Hélène Olivier se marie à Denis Brunhes, jeune statisticien très prometteur…
De cette alliance naissent quatre enfants, Guillaume, Thomas, Martin et clément, nés respectivement en mille neuf-cent soixante et onze, mille neuf-cent soixante treize, mille neuf-cent soixante seize et mille neuf-cent soixante dix-neuf.
Je m'appelle donc Guillaume Brunhes, je suis l'aîné d'une fratrie de quatre et je suis né le vingt troi Octobre mille neuf-cent soixante et onze de Hélène et Denis, mes parents.
Un de mes premiers souvenirs d'enfance se situe le jour de Noël 1975. Papa n'avait pas d'énormes traitements. Il travaillait beaucoup. Nous vivions dans un petit appartement au loyer modeste de la place Colbert à Mont-Saint-Aignan, à deux cent mètres à vol d'oiseau de la fac. En ce jour de Noël, rien ne semblait manquer. Le sapin était dans la salle à manger. Il était, comme des millions d'autres sapins, décoré de guirlandes électriques qui dispensaient une lumière irréelle. Le sapin était bordé par des cadeaux, comme dans presque toutes les familles de France. Pour moi, il y avait un vélo et un livre pour enfants. Il y avait aussi des cadeaux pour mon frère Thomas et d'autres présents encore pour mes parents.
Tout ceci es très commun, presque conventionnel. Pourtant, il manque quelque chose d'essentiel à ce tableau d'apparence idyllique. Malgré les lumières, malgré les décorations, malgré le joli papier cadeau, ce qu'il n'y a pas c'est le sourire de mes parents. Une chaleur humaine qui viendrait de leur part et qui serait spontanée et authentique.
Certes, les conventions sont respectées, les cadeaux sont là, mais le sourire de mes parents est figé et artificiel ; ils ne nous prennent pas dans leurs bras, ils ne nous chérissent pas. C'est comme s'ils fêtaient Noël par conformisme, sans se rendre compte qu'ils oublient de mettre l'ingrédient pourtant nécessaire : l'amour, la bienveillance pour leurs enfants.
Tous les quatres, nous nous sommes beaucoup plaints du manque d'empathie de nos parents à notre égard. Ils ne sont pas malveillants mais ils sont vraiment très froids, austères à l'extrême et de l'empathie pour nos problèmes, ni papa ni maman n'en ont. Mais que pouvait-on attendre de gens dont les parents étaient eux-mêmes rigides et secs ? Que pouvait-on attendre d'une femme dont le modèle tant aimé est un officier de la légion étrangère réputé pour sa dureté ? Et d'un homme qui a été élevé à la dure, par une femme autoritaire et tyrannique ? Mes parents ont des qualités rares : ils sont persévérants et économes, ils ne font pas demi tour à la moindre contrariété ; ils sont aussi stoïques face à l'adversité et durs a mal. Mais ils ont les défauts de leurs qualités : leur volonté de fer les rend pas généreux du tout. Ils ne sont ni empathiques, ni bienveillants, même vis à vis de leurs propres enfants. Ils ont été élevé dans un environnement tellement austère et psychorigide qu'ils sont avares de tout, même d'amour. Ce sont des gens qui ont de très grosses difficultés à donner tant on les a obligé à ne jamais se plaindre.
Proust, dans du côté de chez Swann, montre en long, en large et en travers l'amour qu'il portait à sa mère à qui il prête des qualités (probablement bien réelles) de chaleur humaine, de douceur, de sensibilité et de compassion pour sa personne. Nous ne pouvions pas en dire autant. Nous n'avons pas du tout grandi dans le même climat affectif que le narrateur de la recherche. Notre climat affectif, tout en sécheresse de cœur, était plutôt proche de celui de monsieur de Norpois, mais d'un monsieur de Norpois dont la froideur, la brutalité et la psychorigidité allaient beaucoup trop loin.
En fait, notre père était quelqu'un qui ne cessait de nous poser des interdits. De manière industrielle. Arrivé à la maison, il fallait retirer le manteau, le mettre à sa place dans la penderie, retirer ses chaussures, les ranger, mettre ses pantoufles afin de ne pas salir le carrelage. S'il nous prenait l'envie de manger, il fallait le faire le menton bien sur la table, pour ne pas mettre de miettes par terre. Il ne fallait pas ouvrir le frigo plus de cinq secondes, sinon nous gaspillions l'électricité. De toutes façons, le chocolat était sous clé : nous avions droit à deux barres de chocolat premier prix à quatre heures tapantes qu'il fallait manger assis à table, avec la bonne posture du menton. Nous ne prenions pas non plus un verre d'eau comme ça : il fallait demander l'autorisation avant de boire, puis rincer le verre proprement avant de le ranger à sa place. Nous devions demander avant de pouvoir regarder la télévision. Nous n'avions pas le droit de changer de chaîne (ça abîme les touches du téléviseur), pas plus que nous ne pouvions regarder les programmes collés à l'écran (nous nous exposions alors aux rayons x). Il fallait s'asseoir gentiment sur le canapé prévu à cet effet, mais pas sur le bord car nous risquions de le casser. Nous devions nous laver, nous sustenter, nous coucher à heures fixes. Tout ce qui n'était pas prévu dans cet emploi du temps quasi militaire était rigoureusement interdit et ce, quel que soit notre désir. Le problème, avec papa, c'est que nous étions physiquement obligés d'obéir à ses oukases. Si nous lui désobéissions, il nous hurlait dessus et si nous nous entêtions, il nous frappait. Comme nous n'étions pas très obéissants, les coups n'étaient pas rares.
De toutes façons, même si nous nous soumettions entièrement aux interdits formulés par notre père, il en inventait alors d'autres entièrement nouveaux et notre vie, qui n'était pas très épanouissante, pouvait vite devenir impossible. Alors nous nous rebellions et il nous tapait, parce qu'il ne savait pas faire autrement pour se faire respecter.
Mon père était incapable de comprendre que, si nous étions insoumis, c'est parce que sa Loi était trop dure. Pour lui, toute transgression à ses diktats est une remise en question de son autorité, voire une blessure dans sa virilité qui justifie des mesures de rétorsion brutales, des punitions extrêmement sévères et inhumaines, souvent même des coups.
Il n'y a pas de place chez lui pour le pourquoi ou le pardon. Et de fait, quoi que nous fassions, nous avions enfreint une loi obscure de son règlement et nous étions durement châtiés.
Cependant, malgré toutes ces brimades injustes, mon père a un bon fond, il n'est pas structurellement méchant et est, dans la famille, celui qui est le plus sympathique.
Ma mère, elle, est d'apparence plus gentille : elle ne nous impose pas des règles à tout bout de champ. Toutefois, maman a une grosse bizarrerie : elle se couche tous les soirs, et ce, quoi qu'il arrive, à vingt-et-une heures. Et si à vingt-et-une heure et une minute elle ne dort pas, c'est le drame. En fait, elle vit comme un robot, entre les émissions populaire à la télévision et son lit si désiré. Elle ne se rend pas vraiment compte qu'elle a des enfants dont elle doit s'occuper, des petits êtres fragiles qui attendent ses câlins réconfortants. Elle a de grosses difficultés à se mettre à la place de ses enfants et comprendre qu'ils on besoin de ses soins, de son empathie, de sa miséricorde. Quand Clément est mort, elle s'est vantée devant le psychologue que jamais ô grand jamais elle ne s'est levée la nuit pour nourrir ses enfants et pour cause : à vingt-et-une heure il fallait qu'elle soit couchée. Simone de Beauvoir semble avoir raison : l'instinct maternel n'est pas une chose innée, en tous cas pas chez ma mère. Quand nous étions jeunes et que vers dix heures du soir ma mère ne dormait toujours pas, parfois elle croyait entendre du bruit et courait, en furie, vers la chambre de celui qu'elle avait désigné responsable ; et le rouait de coups. Ça lui apprenait à ne pas faire de bruit le soir.
Le jour, ma mère ne fait pas grand-chose. Elle passe le plus clair de son temps à regarder la télé ou à écouter la radio. Quand elle avait envie de regarder une émission, elle débarquait dans la salle à manger et changeait de chaîne sans nous demander notre avis. Elle n'avait que faire de nos suppliques : son bien être primait sur le nôtre et si jamais nous nous opposions à elle (comme par exemple quand j'avais envie de voir le tennis et elle de regarder une émission de variétés) elle n'hésitait pas à tenir des propos dévalorisants à notre égard voire de nous frapper si nous nous rébellions.
Ma mère est une femme extrêmement agressive et négative : il suffit d'un rien pour qu'elle tienne des propos humiliants à notre égard et toute ma jeunesse, j'ai entendu que j'étais un nul, que je n'arriverai jamais à rien et que si je ne lui obéissais pas au doigt et à l’œil, je finirais probablement clochard ou quelque chose d'approchant.
Nous n'avions pas notre mot à dire, nous n'avions pas de désirs propres. Dès que nous faisions quelque chose par nous mêmes, c'était mal et il fallait subir des châtiments très durs.
Dans un de ses textes, Freud montre à quel point avoir des parents réconfortants, sécurisants et gratifiants est une chance pour le futur de l'enfant, pour son estime de lui même. Cela est du simple bon sens.
Nous quatre, nous n'avons pas pu compter sur de « bons » parents. Ils n'étaient pas très miséricordieux ni très compatissants. Nous n'avons pas été choyés, c'est le moins que l'on puisse dire. Ils ne savent pas se mettre à notre place pour savoir ce que nous éprouvons : on ne leur a pas appris. Le résultat, c’était une éducation à coups de trique. Nous avons, tous les quatre, subis des carences affectives majeures qui ont profondément perturbé notre façon de percevoir le monde. Même si deux de mes frères ont socialement réussi (ils ont des enfants et un boulot valorisant) je sais pour les connaître intimement que s'ils savent donner le change en société, leur vie intime est celle de gens passablement perturbés par une éducation inadaptée.
Mais à l'époque, qui pouvait deviner que nos parents étaient à demi fous ? Comme nous vivions dans des banlieues dorées, nulle assistante sociale pur alerter les autorités, nul professeur bienveillant pour voir le mal être derrière nos comportements antisociaux. Nous étions durement punis et à l'école et à la maison.
Nos parents ne sont pas malveillants, ils ne veulent pas notre malheur, ils ne veulent pas consciemment que nous soyons tristes. Seulement ils ne savent pas élever leurs enfants autrement que par la terreur et la violence : on ne leur a pas appris la tendresse et la bienveillance. Ils ne nous ont jamais pris dans leurs bras, jamais réconfortés quand nous n'allions pas : parce que eux mêmes ne l'ont pas été.
Hélène et Denis sont avant tout des gens extrêmement anxieux, angoissés par absolument tout. Ce sont des peureux de compétition. Nous nous grattions un bouton ? Nous allions attraper une septicémie, c'est sûr. Nous avions oublié de nous brosser les dents ? Nous allions finir édentés. Nous reprenions du fromage ? L'occlusion intestinale nous guettait…
Nous nous adaptions à ce climat éducatif très particulier. Les coups faisaient que nous avions tendance à obéir sans nous rebeller. Les coups, les réprimandes diminuaient tant que nous étions calmes. Cela laissait la place à la froideur affective, à une discipline de vie austère et machinale. Les jours se suivaient dans la quotidienneté froide. Nous allions à l'école mais à la maison tout était toujours pareil : nous avons mangé le même repas en semaine non pas pendant plusieurs jours ni même plusieurs semaines mais bien pendant plusieurs années : je m'en souviens encore. Il consistait en une soupe de poireaux (dégueulasse, ma mère cuisinant très mal), une tranche de jambon, du gruyère, un jus d'orange et un petit suisse.. Le samedi midi c'était poulet frites et le dimanche midi rôti frites. Le soir même les restes. Nous nous accommodions assez bien de cette austérité : soumis à cette discipline rigoureuse, nous n'étions pas punis, ce qui n'était déjà pas si mal…
Quand nous mangions le rôti le dimanche midi, il y avait tout un cérémonial. Ma maman aime la viande à peine cuite et les frites étaient prêtes en même temps que le rôti. Malheureusement, nous ne pouvions nous précipiter sur ces denrées : mon père exigeait que ma mère soit servie en premier. Or, elle a un gros défaut : elle mange vraiment très lentement. Elle se servait donc une tranche de viande et des frites. Elle examinait la nourriture, prenait sa fourchette et son couteau, coupait avec minutie un tout petit bout de rôti. Puis elle sauçait, resauçait, re-resauçait. Enfin, elle mettait précautionneusement à la bouche le morceau et mâchait longuement. Sa lenteur extrême à manger faisait que lorsque papa nous autorisait à nous servir, les frites et la viande étaient froides.
Une fois, en plein hiver, mon petit frère Thomas était rentré du foot le petit doigt en sang : il était tombé de vélo et son doigt s'était coincé dans la roue. Il était revenu tout seul à la maison la main sanguinolente. Le sang tombait goutte à goutte sur le carrelage bon marché. Mon père, en voyant le spectacle, lui a ordonné d'aller saigner dans le jardin car il salissait le carrelage et il venait de faire le ménage. Le paternel n'avait pas envie de frotter une deuxième fois. On peut difficilement faire moins empathique.
Mes parents sont avares de tout, même d'amour et leur pingrerie est légendaire. Au supermarché, ils achètent systématiquement le produit le moins cher. Ils font des économies sur tout. Y compris sur les habits de leurs enfants. Lorsque fut arrivé le temps d'entrer au collège, je fus habillé d'une culotte en velours et de bretelles dignes des années cinquante. Cela plaisait beaucoup à ma mère, cela lui rappelait l'ancien temps. Et puis c'était démodé donc bon marché. Peu importe pour elle que je soie rouge de honte : elle était incapable de se mettre à ma place pour savoir ce que je ressentais. L''essentiel pour elle est que cela fut bon marché et que ça lui plaise à elle. D'ailleurs, nous étions dans un collège de fils de riches. Ils s'habillaient presque tous avec des jans « chipie » ou « liberto » à la dernière mode. L'aspect vestimentaire comptait beaucoup pour les adolescentes que nous étions. Mais pas pour ma mère que m'achetait des vêtements soldés ou d'occasion car plus du tout à la mode. Je me sentais humilié mais elle n'en avait cure. Mes récriminations ne la touchaient pas : elle disait qu'il ne fallait pas se préoccuper du quand-dira-t-on. En quatrième, ils avaient déniché l'adresse d'un magasin qui vendait des fringues d'occasion, le premier à Rouen. Ils m'ont acheté un blouson pour l'hiver qui coûtait quarante francs : un record de prix bas. Tant pis s'il avait les poches trouées et qu'il ne ressemblait à rien : les économies réalisées faisaient leur fierté.
Ils ne se prennent de passion pour rien : jamais de théâtre, de cinéma, de lecture ou de musique : ça ne les intéressait pas et puis ça coûtait cher. Je ne connais pas de distraction à mon père, à part le vélo. Quand à ma mère, le dernier disque qu'elle s'est achetée est « si on chantait » de Julien clerc en 1973. Maman, par contre, regarde beaucoup la télé ; elle nous imposait les émissions qu'elle aimait : Drucker, Guy Lux, Maritie et gilbert Carpentier (uniquement le samedi soir car en semaine : coucher vingt et une heures).
Je regardais le sport et je lisais le soir : la bibliothèque verte, Jules Verne, l'histoire de France en bandes dessinée que ma grand-mère nous offrait et qui me passionnait. Je lisais aussi les encyclopédies, les dictionnaires e les atlas qe j'étais le seul de la famille à ouvrir et qui me faisaient rêver.
En 1976, nous avons quitté notre appartement de Mont-Saint-aignan pour un pavillon de banlieue résidentielle à Bihorel, au domaine du chapitre. Cela correspondait tout à fait au style de vie de mes parents : une maison à tout petit prix où ils pouvaient vivre en vase clos, dans une banlieue monotone, à faire toujours la même chose, avec des voisins dont les rapports restaient superficiels.
En 1982, nous avons quitté Bihorel pour Bois-Guillaume. Mais la maison dans laquelle nous avons emménagé était un nouveau lotissement, au standing à peine meilleur. Inutile de dire que dans ces maisons de maçons, nous crevions d'ennui. A part la télé, il n'y avait absolument rien à faire. Nous n'avions presque pas d'amis, pas de distractions. C'était proprement invivable. Depuis, j'ai de la sympathie pour tout être humain qui a grandi dans ces circonstances. Je comprends à quel point ils se sont emmerdés et qu'ils aient envie, une fois adulte, de s'aérer le corps et l'esprit par d'autres moyens que cette routine idiote et cette télévision abrutissante.
A l'entrée en seconde, au lycée, je me passionnais pour les jeux de rôles. Parce que je n'osais pas aller parler aux filles. A cette époque, je rêvais d'embrasser sur la bouche Carole Huchez ou angélique Brunet mais comment avoir confiance en soi quand votre mère, pendant votre enfance, n'a cessé de tenir des propos dévalorisants à votre égard ?
Freud dit que la sexualité humaine se vit sous le joug de la culpabilité et de la honte. Je suis convaincu qu'il a raison. Aujourd'hui, j'envie des gens comme Antoine Gascon ou Thomas Pinte, gens peu intéressants selon moi par ailleurs mais qui ont cet avantage extraordinaire d'avoir une vie sexuelle et affective relativement riche et diverse, où la culpabilité a peu de place, c'est ce que je crois deviner quand je surprends une conversation où ils raconte leurs exploits amoureux, exploits qui sont toujours drôles, même quand la situation ne tourne pas à leur avantage… Ma vie sexuelle à moi n'est pas drôle du tout. Elle est faite d'amours impossibles, de rendez-vous manqués, de femmes insupportables et de couples improbables et surtout de peurs : peur de » ne pas être à la hauteur, de ne pas faire ce qu'il faut au bon moment. Peur qui vous paralyse et vous empêche de fare et dire ce que vous désirez vraiment…
Toutefois, en seconde, personne à l'horizon, juste des connaissances avec lesquelles je joue à « call of Chtulhu » ou « Maléfices » et une vie mutilée entre une vie familiale d'inspiration totalitaire et un lycée où je ne me sens pas à ma place.
Le lycée, ce sont les premiers vrais copains, les premières lignes de fuite. J'aurais peut-être dû parler de mes problèmes à quelqu'un. Oui, mais à qui ? Mes amis ? Ils étaient tout aussi complexés que moi. Mes parents ? C'était impensable. A qui alors ? J'aurais peut-être pu m'ouvrir à un professeur ou à l’infirmière scolaire mais en fait, je crois que mes confessions ne pouvaient pas avoir lieu. Pour dire ce que j'avais sur le cœur, il aurait fallu que je me représente comme souffrant et donc comme manquant. Cela m'était impossible, il y avait un déterminisme que je ne pouvais surmonter. Les mots pour dire ma situation familiale, ma misère affective et sexuelle, je ne pouvais les dire, tout simplement. Même si on m'avait forcé, ils n'auraient pas pu sortir de ma bouche, je n'aurais pu les prononcer. C'est le symptôme de grands désordres mentaux, un déni de la réalité qui prend la forme d'une extrême pudeur que rien n'aurait pu ébranler. Alors je souffrais en silence ; j'endurais des conditions de vie très difficiles sans me plaindre, sans trouver la confidente sur qui me reposer.
Ce n'est pas que je ne voulais pas me plaindre, c'est que je ne pouvais pas. A cette époque, j'aurais préféré mourir sur place que de confier ma misère. Un psychiatre aurait tout de suite compris à quel dangers un tel silence m'exposait mais à l'époque, un psychiatre, je savais à peine à quoi ça ressemblait. Alors je faisais le fier à bras. Toutes les conneries potaches, je les faisais. Cela ulcérait mon père qui parfois me frappait durement pour mes turpitudes…
une fois, le dernier jour de classe, je m'étais déguisé en momie de papier toilette. La blague trop grave, qui remet en question la dignité de l'éducation nationale… Manque de chance, dans les couloirs du lycée, je suis attrapé par la censeur qui me dit que je vais être sérieusement puni. Elle prend mon nom, le numéro de téléphone de mes parents puis me relâche. Les cours s'arrêtent. L'année est finie. Je rentre chez moi pour manger le fameux poulet frites. Ce que je ne savais pas, c'est que le censeur avait lâchement téléphoné à mon père pour lui dire que devant cet acte subversif inacceptable, j'étais renvoyé trois jours et qu'il devait faire dès lundi les démarches pour ma réinscription. Ce qui devait arriver arriva. Sitôt le pas de la porte franchi, mon père m'attaque avec ce qu'il avait à la main, un tournevis, en me traitant de tous les noms. Pour ne pas subir ses coups (et sa violence verbale inimaginable), je dois m'enfuir de la maison. Pas de poulet frites. J'ai passé l'après-midi à errer en pleurant tout ça pour un déguisement bien anodin. Je m'en souviendrai toute ma vie.
Arrive le baccalauréat. Le conseil de classe me dit que je dois faire mes preuves à l'examen. C'est assez logique vu que depuis fort longtemps, je suis un très mauvais élève. Mais je veux quitter le lycée à tous prix et je travaille d'arrache-pied pour avoir mon diplôme, pour quitter le lycée, cet endroit horrible où je me sens mal. Vient le moment de faire ses vœux. Au départ, je souhaite faire de la sociologie car il n'y a pas de département à Rouen. Il faut donc que j'aille à Rennes. Ainsi je quitte l'environnement familial sous un prétexte vertueux. Par manque de chance (ou peut-être par un heureux hasard), cette année un département de sociologie s'ouvre à Rouen. Mon alibi s'effondre au grand bonheur de mon père pour qui me voir partir à Rennes est un crève-cœur financier tant il est pingre. Je choisis alors la discipline qui m'est la plus chère et pour laquelle j'ai d'assez bonnes notes : la philosophie. Un temps est évoqué la prépa mais par manque de confiance en moi je ne remplis pas mon dossier.
Le jour des épreuves, je suis fin prêt. Cependant, le jour des résultats je déchante un peu : des choix de sujets hasardeux font que j'ai de mauvaises notes aux disciplines aux gros coefficients. J'ai donc quarante-deux points de retard. Je me lance dans les épreuves orales assez confiant: si j’obtiens des notes seulement correctes, le bac est dans la poche.
Le dix juillet mille neuf-cent quatre-vingt dix je vais au lycée Jeanne d'arc attendre les résultats. Mon nom apparaît sur la liste, je suis reçu. Une immense satisfaction s'empare alors de moi : comme si j'avais enfin trouvé le Graal. Ce bien être durera trois mois. Je ne fais absolument rien durant cette période, j'attends, apaisé, l'entrée à l'université. Ce sera la fac de philo maintenant.
3. L'année scolaire mille neuf-cent quatre-vingt onze, j'entre à la faculté de philosophie de l'université de Mont-Saint-aignan. Je rêve d'avoir un appartement à moi mais comme j'habite à deux kilomètres à pied de la fac, j'habite chez mes parents. Je vais à pied aux cours, par tous les temps.
Les premiers pas dans l'unité des lettres et sciences humaines sont un peu hésitants. C'est grand et labyrinthique, j'ai du mal à me repérer. Néanmoins, petit à petit, je prends mes marques. Ce qui me frappe au début, c'est le monde. Les salles de cours charrient des flots d'étudiants ; les couloirs sont bondés. Puis, à partir de janvier, les gens présents se raréfient. C'est comme cela que se fait la sélection à l'époque : par la persévérance et la motivation. Ceux qui ne sont pas asse autonomes pour se lever tôt en semaine, aller en cours et travailler régulièrement se font éjecter naturellement. Certains se lancent dans la vie active, d'autres font la fête. D'autres enfin n'ont pas le courage de sortir de leur lit. Tous ceux là ne font pas long feu quand arrivent les premiers partiels. Restent les inscrits qui ont suffisamment de maturité pour apprendre les cours et lire les livres demandés. Ce n'est pas très difficile, les professeurs pour la plupart ne cherchent pas à nous saquer mais vérifient simplement l'acquisition des connaissances.
Aux partiels de Février, je rends ls dissertations en temps et en heure, je fais des fiches de lecture pour réviser les cours et je m'en tire avec des notes honorables. En juin, j'ai même toute ma première année d'un coup ce qu est assez rare.
Mais ce ne sont pas les études qui m'intéressent le plus à l'époque. Ce sont les week-ends. J'ai trois amis de lycée, des potes de jeux de rôles : Jean, Hugo et Ludovic. Ce sont mes amis pour la vie. Je les aime beaucoup. Entre deux séances de Advanced dungeons and dragons, nous passons nos fins de semaine avec un ami de Jean: Nicolas valkowiack. Nicolas tente la première année de médecine et a deux amies fort attirantes : Nathalie Van Avermaet et Pauline Hénin. Pauline me plaît à tel point que j'en tombe secrètement amoureux. Elle semble me montrer des signes d'attirance pour ma personne. C'est la première fois de ma vie que j'éprouve du désir et que je me sens désiré. Cela m'est fatal. Avec Jean, Nicolas et quelques autres nous organisons des fêtes en petit comité où nous buvons de l'alcool et fumons des pétards. Mon amour pour Stéphanie, toujours présente à nos parties, devient extrêmement envahissant. Tellement envahissant que j'entre dans une sorte de dépression mélancolique. En fait, au lieu de verbaliser mon amour et d'aller parler à mon aimée, je me replie sur moi-même et mon comportement change imperceptiblement. Je ne bois plus, je ne dors plus, je ne mange plus, l'unique sentiment que je connais alors est une mélancolie pathologique, qui dévore tout autre affect. Je pleure sans raison, j'ai les idées très noires. Tout me semble lointain, bizarre, étranger. Je souffre beaucoup, bien plus qu'un simple amour impossible. A la fac ou devant mes amis, je peux encore donner le change mais ma famille n'est pas dupe et s'inquiète. Elle s'en fait d'autant plus qu'une curieuse idée s'insinue petit à petit en moi : je crois que je suis handicapé mental, quelqu'un d'intellectuellement attardé. Je dévore les livres sur la débilité mentale et je me fais mon propre diagnostic : je suis débile léger et donc je peux faire une croix sur Pauline Hénin. Je ne peux, dans le meilleur des cas, sortir qu'avec des femmes trisomiques. Avec de telles idées en tête, de mélancolique, je deviens franchement dépressif. Je pleure encore plus, je suis vraiment très pessimiste sur mon futur.
Je ne fais plus rien, je ne vois plus trop mes amis. Je vais toujours en cours mais sans véritablement y croire, je suis un peu comme un robot.
Devant la gravité de la situation, mon père me fait, un samedi soir, cette proposition : « écoute, Guillaume, je te propose d'aller à l'hôpital. Tu vas voir un médecin, il te prescrira des médicaments et tu vas aller mieux. » A ce moment, je suis complètement perdu, je ne sais que faire et ma souffrance es insupportable. J'accepte sans me méfier la demande de mon père.
Nous prenons la voiture mais nous n'allons pas à l'hôpital Charles Nicolle : nous allons à l'hôpital de Sotteville, l'hôpital pour les fous, que je connais de réputation. Une fois arrivé, mon père remplit des papiers et on nous dirige vers un pavillon, le pavillon des aubépines. Toujours confiant, j'accompagne mon père au premier étage, avec une infirmière. Une fois arrivé, l'infirmière ferme la porte à clé derrière nous. Je me dis que je ressors de là dans l'heure. Un autre infirmier se présente à nous. Il dit s’appeler Jacky. Il nous raconte que le psychiatre de garde arrive sous peu. Il nous enjoint à l'attendre. Il me dit aussi que je le vois et qu'après je peux ressortir. Au bout d'une vingtaine de minutes, le médecin arrive. Mon père lui explique la situation. Le psy demande à s'entretenir avec moi seul à seul. J'accepte et j'entre avec lui dans un bureau. Là, il commence à me poser plein de questions sur moi, ma vie, ce que je fais. Rapidement, ses questions deviennent indiscrètes : il me demande si j'ai une petite copine, si j'ai déjà fait l'amour, ce que je pense des femmes. Je lui réponds que ce ne sont pas ses affaires. Il continue son interrogatoire.
Au bout d'une vingtaine de minutes, cela s'arrête. Nous ressortons du bureau. Le médecin dit à Jacky que mon état psychique nécessite une hospitalisation. Mon père acquiesce mais moi, je ne suis pas d’accord : je veux rentrer à la maison. Jacky me dit que je peux rester sous hospitalisation libre, cela sera plus simple, sinon ils lancent la procédure pour être hospitalisé sous contrainte. Il me dit aussi que je reste à l'hôpital quelques jours seulement, le temps d'ajuster le traitement et que je ressors dès que possible.
Je tombe des nues : je ne veux pas de traitement, je veux rentrer chez moi. Je me rebelle. Je me rebelle d'autant plus que quelques semaines auparavant j'ai vu « vol au dessus d'un nid de coucous . »
Je répète que je veux partir d'ici. Jacky m'apporte les papiers de l'hospitalisation libre, je n'ai qu'à les signer. On me fait comprendre que je n'ai pas vraiment le choix : c'est signer ces papiers ou alors l'hospitalisation sans mon consentement. Je signe. Sitôt après, je manifeste le désir de rentrer immédiatement chez moi. On me répond que ce n'est pas aussi simple : je reste jusqu'à ce qu'on trouve le bon médicament. Le psychiatre a rempli une ordonnance. Une infirmière m'apporte cent gouttes de tercian. Elle me dit que c'est un régulateur de l'humeur, que ce n'est pas très bon mais que je dois les boire. Je réponds que je n'en veux pas. L'équipe soignante me fait comprendre que je dois prendre les gouttes, sinon ils utilisent la force. Je bois le tercian. C'est dégueulasse. Encore un quart d'heures de palabres et le médicament fait effet : comme c'est aussi un sédatif, j'éprouve une très forte envie de dormir. Mon père s'en va en remerciant les médecins. Je me sens complètement abandonné, livré aux oukazes sadiques d'une bande de criminels. Je crois ma dernière heure arrivée. Je suis désespéré. Jacky me dit qu'il es l'heure daller se coucher. Ma volonté est annihilée par le tercian. Je me mets dans le lit prévu pour moi et je m'endors aussitôt, persuadé que ma vie s'arrête là, entre les murs gris d'un hôpital psychiatrique d'où je ne ressortirai jamais.
Le lendemain matin, à huit heures, une infirmière me réveille : il est temps de prendre mes cent gouttes de tercian. L'effet du médicament est tel que j'ai du mal à ouvrir les yeux, et déjà, je dois reprendre cent gouttes ! Je n'ai plus la force de dire non et je prends mon tercian. De toutes façons ma vie n m'appartient plus. L'infirmière me tend aussi une petite pilule blanche. Elle me dit que c'est du solian et que c'est le bon médicament : je devrai en prendre toute ma vie.
Le tercian est tellement sédatif que je me rendors presque aussitôt. On me réveille à midi : c'est l'heure de manger. Je suis si fatigué et transformé en larve vivante par le neuroleptique que je me traîne jusqu'au réfectoire. Avant le repas, on me redonne cent gouttes de tercian et du solian. Je ne veux pas les prendre. Les infirmières m'y forcent. Les autres pensionnaires me disent que je suis à l'hôpital psychiatrique et que j'y suis pour la vie. Sitôt le repas fini, je retourne dans mon lit pour dormir.
A bout de quelques jours, je commence à m'habituer à mon traitement. Je dors moins. Jacky me dit que je peux descendre au bureau de mon psychiatre, le docteur Montélimar. Il m'y accompagne. Le docteur Montélimar est un homme en costume, plutôt petit. Il boîte. Il a des petites lunettes cerclées et me sourit. Une fois dans son bureau, il me dit d'abord que je dois prendre mon médicament, que c'est très important, sans ça je risque d'aller très mal. Il me pose des tonnes de question sur mes amis, la faculté, mais aussi sur mes parents. Mon père et ma mère l'intéressent beaucoup. En fait, je ne m'en rends pas compte mais il me fait une expertise psychiatrique complète. Il vérifie si j'ai de l'empathie, quel est la nature de mon imaginaire, il évalue l'ampleur du déni de la réalité dont je suis la victime. Il me complimente, me dit de persévérer à la fac. Je lui réponds que mes parents sont des gens impossibles, qu'ils me pourrissent la vie. Que ce sont des gros cons. Il ne répond rien. Il finit par me lâcher que je suis d'assez bon pronostic et à ma demande, il abaisse les doses de neuroleptique Il m'octroie aussi le droit de sortir dans le parc, de recevoir mes parents et d'aller me divertir à la cafétéria. Il conclut en évoquant une sortie possible dans sous quinze jours.
Comme je dors moins, je me fais des amis parmi les patients. Nous discutons, mangeons ensemble, allons boire un café à la cafétéria. Mes parents me rendent visite. Ils ne comprennent pas plus que moi ce qui m'arrive. Ce sont des gens qui ont du mal à communiquer, à dire les choses. Ils ne montrent pas de compassion pour mes problèmes ; ils me parlent de choses anodines et me signalent que je vais beaucoup mieux depuis que je prends ces fameuses pilules.
Le docteur Montélimar me voit pas mal. Il aime bien parler avec moi. J'apprends qu'il est Lacanien mais à l'époque, je ne sais pas vraiment ce que c'est. Il me dit que si tout se passe bien, je pourrai suivre des études.
Au bout de quinze jours environ, je peux ressortir. Je suis heureux de revenir à la maison. Je n'ai pas trop d'idées noires mais au fond de moi, je crois toujours être handicapé mental. Je retourne à la fac : mon absence est assez courte, en fin de compte. Je travaille d'arrache-pied et j'obtiens ma deuxième année sans trop de problèmes. Je revois le docteur Montélimar tous les deux mois et il baisse régulièrement les doses jusqu'à la dose minimale : deux-cent grammes de solian par jour. Je n'ai pas d'effet secondaire, à part que je suis beaucoup plus optimiste. Au bout de quelques mois d'hésitation, je retéléphone à celui que je considère comme mon meilleur ami : Johann. Je lui raconte ce qui se passe, les raisons de ma disparition. Il me répond qu'il fait une fête samedi prochain, que je suis bien sûr invité. Je revois Pauline Hénin. Elle est beaucoup plus distante avec moi depuis qu'elle sait ce qui m'arrive. Je suis assez triste de sa toute nouvelle indifférence mais je ne m'en fais pas une maladie : j'ai d'autres préoccupations maintenant avec mes nouveaux problèmes.
Après mon internement, je retourne vivre chez mes parents cependant la cohabitation est de plus en plus difficile. J'entre en troisième année de philosophie et je voudrais être indépendant, quitter mon père et ma mère serait pour moi une véritable bouffée d'oxygène tant je les trouve invivables. Comme je n'ai pas d'argent je rassemble mon courage et je demande à mon père qu'il me loue un petit studio, cela fera l'affaire. Après tout il en a largement les moyens financiers. C'est un refus catégorique. Il me répond qu'il doit subvenir aux besoins de mes frères, qui sont encore jeunes, et que de toutes façons il ne veut pas, ma demande est celle d'un fils à papa selon lui. Il rabâche ce qu'il m'a toujours dit quand je critiquais sa dureté à mon égard : si je ne suis pas d'accord avec sa politique, il ne me retient pas, la porte de la maison est ouverte ; il n'est pas là pour satisfaire mes caprices d'enfant gâté. Le conflit arrive aux oreilles de ma grand-mère maternelle. Elle dit à mon père que les choses ont changé depuis mon hospitalisation. Avoir un appartement, c'est faire de moi quelqu'un de responsable, que vivre sous le même toit qu'eux peut être mortifère. Mon père rétorque qu'avec eux, je suis en sécurité, que je suis un glandu qui ne sait rien faire de ses dix doigts, que je suis encore un enfant et que je ne suis pas assez responsable pour avoir une chambre. Là dessus ma grand-mère s'énerve, elle signifie à mon père qu'il a largement les moyens de me payer un petit quelque chose et que s'il ne le fait pas il risque d'y avoir un drame car dorénavant je suis fou et je dois être aidé.
Mon père ne trouve rien à dire mais à la rentrée il me concocte une surprise à bas coût : j'emménage dans la chambre de bonne de ma grand-mère paternelle. Pour moi ce n'est pas la solution idéale mais pour lui, oui : cela ne lui coûte presque rien. La chambre est vétuste et très mal isolée mais je suis heureux : seul dans cette piaule je n'ai de compte à rendre à personne.
En octobre, je reprends les cours. Au vu de mon récent séjour chez les fous, je me dis que je dois prendre ma vie en mains et je me mets à travailler sérieusement. Je lis pas mal de livres de philosophie, y compris ceux qui ne sont pas au programme. J'ai le goût pour la vie en solitaire : je ne veux plus trop revoir mes parents : je commence les démarches pour faire ma maîtrise au Québec, il y a des bourses pour cela.
C'est vers cette période que j'arrête de prendre mes médicaments. Je me crois guéri. Je ne comprends pas encore que ma maladie est incurable. Très vite, mes idées délirantes reviennent : je me remets à croire que je suis handicapé mental. Je souffre de mon handicap, de ma monstruosité car pour moi cela n'est pas une simple vue de l'esprit : c'est bien réel. Je ne dors plus, je ne mange plus. Comme mes relations avec mes grands-mères et mes parents se dégradent, je fais le projet de partir loin de Rouen pour ne plus jamais revenir. Je veux refaire ma vie ailleurs, loin de cette existence étriquée, malsaine, où j'étouffe. Je veux partir pour la Californie, voir les jolies filles en maillot de bains. Vers Janvier, mon projet se fait de plus en plus précis. Finalement, un matin, je pars. Je vais à la banque, je solde mon compte. Je retire tout ce que j'ai en dollars : l'équivalent de mille huit-cent francs. Je prends le train pour Paris avec une maigre besace. Puis le RER direction Roissy. J'erre dans l'aéroport quelques heures puis je prends un aller retour pour l'aéroport. L'hôtesse qui me vend le titre ne le sait pas mais je ne suis plus solvable. J'obtiens quand même mon ticket.
Je monte dans l'avion très triste : à ce instant, je suis persuadé que je quitte la France pour toujours. Après avoir traversé l'Atlantique et le continent Américain, j'arrive à Los Angeles. Dès que l'avion se pose, je regarde le nouveau monde par le hublot. Tout a l'air plus gros. Les voitures, les routes, les bâtiments, tout est gigantesque. Je sors de l'aéroport. Je prends le bus pour Venice Beach. Le chauffeur m'indique le bon arrêt. Je descends du véhicule. Je suis seul, il fait noir, je suis perdu et je ne sais pas où dormir. Je me fais une couverture de mon blouson et je dors dans la rue.
Le jour étincelant me réveille. Je marche au hasard. Je suis près de la plage. Je vois la mer. Toutefois, Venice Beach ne ressemble pas au paradis idyllique des feuilletons populaires : il y a plein de clochards qui, comme moi, ont dormi dans la rue. Ils se réveillent et commencent à chercher où manger et où boire.
Heureusement pour moi j'ai dans la poche le guide du routard, acheté deux jours auparavant. J'ouvre le manuel et je recherche les lieux d'hébergement possibles près de Venice Beach. Il y a un « youth hostel » pas loi. Dans une épicerie, je m'achète un plan et je m'efforce de me repérer. Par chance, l'endroit que je cherche est tout proche. Je m'y rends. Je tombe sur une maison sans style. Je sonne. Un type jeune et métis m'ouvre la porte. Comme je me débrouille en Anglais, je lui explique la situation. Le gars me répond que l'auberge de jeunesse que je cherche n'existe plus mais qu'il connaît une adresse pas cher tenue par un ami à lui, un autre « youth hostel », près de Hollywood boulevard. Il peut m'y conduire ce matin même si je le souhaite. Je dis : « ok ! » Il me dit de rentrer chez lui. Il est accueillant, il se doute que j'a faim et me propose de ma faire des pâtes. J'accepte volontiers. Nous discutons tout en mangeant puis nous partons pour l'auberge. Nous prenons les autoroutes urbaines et nous parvenons très vite à l'endroit voulu. On me présente au staff, on m'indique les tarifs et on me dit que si je passe l'aspirateur dans tout l'étage, la nuit est gratuite. J'accepte le marché. Les gars de l'équipe sont plutôt sympas, ils sourient et font des blagues. Ils me disent en rigolant que la France est un pays trop socialiste. Je ne sais quoi répondre.
Le public de l'établissement est composé majoritairement de voyageurs venus des pays dits « développés » : allemands, Danois, australiens, coréens. Il y a beaucoup de jolies jeunes filles. Mais il y a aussi une proportion non négligeable de travailleurs itinérants américains ; des gens pauvres qui choisissent de vendre leurs bras au plus offrant voire même de mendier en allant d'un état à l'autre, en fonction de leurs désirs. Il y a aussi, en petit nombre, des drogués ou des alcooliques pour qui le « youth hostel » est le dernier espoir avant la clochardisation. Le premier à m'aborder est un Saoudien d'âge mûr. Il est tout petit et pas très beau. Il me parle en Français, qu'il maîtrise bien. Il me dit qu'il aime bien les beaux jeunes hommes comme moi, qu'il est très généreux avec. Je me doute bien qu'il y a anguille sous roche mais il est suffisamment persuasif pour m'entraîner dans sa chambre. Il m'y fait voir un film de karaté puis commence à enlever ma ceinture. Je le repousse et quitte sa chambre. Il ne m'embête plus.
Je n'ai vraiment pas d'argent. Je me contente d'un repas par jour, dans les fast food bon marché. Comme je loge à deux cent mètres de Hollywood boulevard, je m'y promène. Je vois le Chinese Theatre, les trottoirs avec les mains moulées des stars mais cela ne me dit rien, cela ne me parle pas. Je me fais draguer par des homosexuels d'âge mûr qui veulent me sodomiser. Ils me font comprendre que si je suis obéissant, ils seront très généreux avec moi. Je refuse leurs avances. Je ne suis pas gay et je ne veux pas me prostituer. Je cherche du travail. Il y a des offres dans les restaurants, les fasts food. A chaque fois que je me présente, on me demande la carte verte. Je ne l'ai pas, je ne peux donc pas travailler.
Au bout d'une semaine, je vais à San Francisco. J'ai une adresse de logement collectif pas cher. Je m'y promène longuement, je visite les musées gratuits, je vois Haight Hashbury. Comme le dortoir es proche de nombreux bars, on me propose de sortir. Je refuse, un peu par timidité, un peu par manque d'argent. Puis je rentre à Los Angeles. Je n'ai presque plus de dollars dans les poches. Cependant j'ai toujours mon billet retour. Je me dis que les États-Unis, ce n'est pas pour moi : je ne peux y travailler, refaire ma vie en Californie. Et puis, je n'ai plus envie d'y être. Ma Normandie, mes amis, même mes parents me manquent. Je suis un peu honteux : ma tentative de refaire ma vie s'arrête un peu piteusement. Je téléphone en PCV à mon père. Je lui dis que je reviens dans une semaine. Il a l'air content.
Le jour du départ, je n'ai même pas les moyens de me payer le bus : je fais donc le chemin à pied et c'est vraiment très long. Cela me prend l’après-midi. Le voyage retour se fait sans problème. Un coup de train et me voilà à Rouen. La maison familiale est presque vide : ils sont tous partis au ski sauf mon frère Thomas qui est en « maths spé » et qui prépare les concours à coup de guronsan. Il me dit qu'il es en plein dans les révisions et qu'il ne veut pas me voir. On téléphone à mamé, ma grand-mère maternelle qui par chance est là et accepte de m'héberger quelques jours.
Mes parents reviennent des sports d'hiver. Papa me passe un savon : à cause de ma fugue, il est passé pour un con au département de philosophie où il a dû expliquer que je me suis barré alors que les papiers pour le Québec étaient remplis. De plus j'ai fait un chèque en bois pour le billet d'avion et il n'apprécie pas du tout ma forfaiture. Il est très mécontent de mon audace.
Je passe quelques jours chez mes parents puis on me remet chez ma grand-mère Brunhes avec une pension de misère. Comme je ne prends toujours pas mes médicaments, ma santé mentale se dégrade. Des idées suicidaires et délirantes viennent à mon esprit. Dans l'armoire à pharmacie, il y a du tercian et du solian, en grande quantités. Un soir de mai, j'avale tout d'un coup. Je m'endors en espérant ne jamais me réveiller.
Pourtant je renais à la conscience dans un lit d'hôpital, avec deux tubes dans le nez. On me dit que je ressors de trois jours de coma. On me présente au médecin chef. Je lui dis que je suis handicapé mental, que je n'espère plus rien dans la vie et que je veux mourir. Il remplit aussitôt les papiers pour me transférer à l'hôpital psy. Sur la feuille, j'ai le temps de lire : « éléments délirants authentiques ». Moi, je n'ai pas du tout l’impression de délirer.
J'arrive à l'hôpital psychiatrique, on me gave de tercian. Cette fois-ci je ne m'inquiète plus. L'hôpital psy, c'est un terrain connu maintenant. Sous l'effet des médicaments, je vais mieux : mes idées stupides disparaissent. Je revois le docteur Montélimar. Il me dit de prendre mon solian, que c'est très important. Il me dit aussi que j'ai de la chance, que je le supporte bien. Que j'ai eu mon DEUG avec le médoc et qu'il faut que je continue. Trois semaines plus tard, je ressors de l'hôpital. J'ai l'esprit positif, je fais des projets d'avenir. J'arrive à la fac juste à temps pour les examens de fin d'année. Je révise tant que je peux mais je n'a pas assez de temps. Je dois donc faire des impasses. J'obtiens toutefois suffisamment de point pour passer en « maîtrise conditionnelle ». Une vague d'optimisme m'envahit alors : « et si je n'étais pas handicapé mental, et si j'étais un élève brillant ? » Je me lance alors à corps perd dans mes études. Je suis convaincu que je réussirai.
4. En octobre mille neuf-cent quatre-vingt quatorze, je rentre en maîtrise conditionnelle à l'université de Mont-Saint-Aignan. Je décide de faire une maîtrise sur « les origines de la morale ». Je vois peu mes amis qui d'ailleurs ne m'appellent jamais. Ce n'est pas grave, je travaille dur. Je suis très motivé pour avoir mon diplôme ainsi que les unités de valeur de licence qui me manquent. Comme je ne suis pas en centre ville, je ne suis pas distrait par les lumières de la ville. Donc je lis d'autant plus. Je veux réussir : ma vie sentimentale n'existe pas et avec mes parents, les relations ne sont pas au beau fixe.
Les mois passent. Mon directeur de maîtrise, Georges Lévêque, me donne une liste de livres à lire. Je les lis et rédige mon mémoire à partir de ces données. J'obtiens de bonnes notes aux partiels de Février car je suis studieux et assidu. Mais ce qui me fait le plus plaisir, c'est pour l'unité de valeur de maîtrise de philosophie, avec Alexis Philonenko. Nous devons rendre une dissertation sur Nietzsche. Si la ravissante et très douée Claire Fluchon obtient un dix-neuf, la meilleure note de la vingtaine d'étudiants encore en piste en maîtrise, Alexis Philonenko me met un honorable treize. Surtout il dit devant tous les autres que si ma dissert, grosso modo, n'est pas terrible, il y a tout de même un court passage très audacieux qui est excellent. J'y fais un rapprochement osé entre ainsi parlait Zarathoustra et l'évangile selon Saint Mathieu. Je défends la thèse du profond moralisme de Nietzsche, citations à la clé. Philonenko me dit que ce passage est vraiment excellent et il me le fait lire devant toute la classe. Je ne suis pas peu fier. D'une certaine manière, c'est moi qui ait la meilleure copie et pas Claire Fluchon.
Arrivent les examens de fin d'année. Je passe devant mon directeur de mémoire. Il me dit que j'ai bien compris les livres qu'il m'a donné à lire, que mon mémoire est très correct. Il me demande quelle note je veux. Je réclame un quinze, car avec le treize de Philonenko, j'ai mention assez bien. Cela me suffit.
Au sujet de mon unité de valeur libre de licence, je suis à deux doigts d'un gros problème. J'obtiens un deux sur vingt à l'examen de Juin. J'ai cependant une bonne note en Février, un quinze. Cela me fait huit et demie de moyenne. Si je n'ai pas l'Unité de Valeur. je n'ai ni la licence ni la maîtrise. Je sais qu'il y a une commission. Mes profs me disent que l'enseignant de géographie, monsieur Guermont, est réputé pour son intransigeance. Arrive le temps de la commission. Mes profs insistent pour que j'aie ma licence. Je suppose que comme j'ai une note aux partiels de Février de quinze (la quatrième sur quatre-vingt), cela impressionne Guermond qui passe l'éponge sur mon deux. J'obtiens donc ma licence en juin en quatre ans, ce qui est très bien. Je suis assez fier de moi.
Toutefois, je dois arrêter mes études : il me reste mon service militaire à effectuer et je ne peux plus repousser l'appel sous les drapeaux. Cependant, un miracle s'opère. Fin juin je reçois une lettre de l'armée qui me demande si je veux faire mon service à l'outre mer en tant qu’appelé. Cela signifie que je passe dix mois en Afrique noire, où il y a des bases Françaises suite à des accords de coopération. Comme je suis ami avec un étudiant Béninois du nom de Gaël Boco, je choisis Abidjan et la côte d'Ivoire, qui est la base la plus proche de Cotonou.
En juillet, j'apprends par courrier que je suis incorporé dès le mois d’Août à la caserne de Châteauroux pour faire mes classes. Puis normalement au bout d'un mois on me transfère au quarante troisième Bataillon d'Infanterie de Marine d'Abidjan.
Peu de temps après je reçois mon billet de train pour Châteauroux où je dois arriver le deux août. C'est également la date que je choisis pour arrêter mon traitement. Je crois que ma schizophrénie est de l'histoire ancienne : dorénavant je suis guéri et j'entame une nouvelle vie !
J'arrive à la gare de Châteauroux. Un véhicule de transports de troupe m'attend ainsi que de nombreux autres appelés. On nous amène à la caserne. On se couche dans un dortoir en compagnie d'autres troufions. Le matin, on se réveille à cinq heures au son du clairon, circonspects et un peu anxieux. On se met en rang dans la cour. Puis on nous donne une tenue militaire. Notre officier, un aspirant à l'air sévère, nous enseigne les rudiments de la vie militaire. Le premier mois, on fait de l'ordre serré dans la cour. L'après midi on fait du sport. Après le repas du soir, on a un peu de temps pour échanger avec les copains, essentiellement des volontaires destinés à l'outre-mer comme moi. Des camaraderies se créent : on est tous dans la même galère ! Vers la mi septembre, je suis envoyé à la caserne d'Abidjan en côte d'Ivoire. Mon cœur bat fort quand quand l'avion décolle : j'attends beaucoup de ce séjour en terre étrangère !
J'arrive à l'aéroport d'Abidjan. Une fourgonnette de l'armée Française m'attend comme prévu. On m'amène au camp. La chaleur est étouffante. Le climat est très humide : nous sommes tout près de l'équateur. Le le,demain, je fais les formalités d'usage. On m'attribue une tenue adaptée. Je dors avec les autres appelés outre mer. La plupart ont des copines restées en France. Ils vivent leur servie comme un éloignement. Ce n'est pas mon cas : je suis très optimiste. J'ouvre de grands yeux car tout est nouveau pour moi.
J'arrive un jeudi. Le lendemain soir, c'est le week end. Nous ne sommes pas tenus d'être au camp samedi. Nous avons quartier libre pendant deux jours. Avec un copain de chambrée, Eric Senk, qui vit en concubinage avec une Ivoirienne, nous décidons d'aller boire une verre. Avec d'autres soldats, nous optons pour la zone quatre et ses maquis, lieu de délassement privilégié des soldats du bataillon. Nous hélons un taxi. Pour mille francs CFA, il nous emmène où nous voulons aller. Un de mes camarades a un rendez-vous dans un maquis nommé le TGV. Nous nous y rendons. Nous commandons de la bière. Les serveuses du maquis s’assoient à côté de nous, nous servent à boire de manière très amicale. Elles sont aussi très attirantes, minces et habillées sexy. L'une d'elles, qui s'appelle Madeleine, mais que tout le monde appelle Chantal, a l'air de s'intéresser à moi. Je bois beaucoup de bière. La conversation continue entre les « go » (c'est ainsi qu'on les nomme) et nous. L'ambiance se détend. Sûrement la bière. Tout le monde rit, plaisante. Une des serveuses met de la musique. Puis vient une chanson langoureuse. Je prends mon courage à deux mains et j'invite Chantal à danser. Elle accepte. Je sens son corps magnifique tout contre moi. La sensation est indescriptible. A la fin de la chanson je l'embrasse sur la bouche. Elle me fait un grand sourire. Elle est pleine de petites attentions pour moi. Un temps, elle veut aller en boite de nuit. Puis elle m'invite chez elle. Mais avant elle doit finir son service me dit-elle. Nous restons ensemble à nous embrasser et à boire des bières. A minuit, la patronne du maquis lui rend son sac à mains et lui donne son salaire : mille francs CFA. Chantal habite tout près du bar. Nous nous y rendons à pied. On va dans sa chambre, on se déshabille, on fait l'amour. C'est ainsi qu'à vingt-deux ans et onze mois je fais l'amour pour la première fois. Au loi j'entends les sons de la musique Zaïroise, omniprésente à Abidjan à cette époque. Je ne suis pas anxieux ni soulagé par mon dépucelage. Je suis surtout dépassé par les événements : il y a deux jours j'étais dans une caserne en France. Tout va très vite. Les perspectives ne sont plus du tout les mêmes. Nous sommes tous les deux fatigués et nous nous endormons assez vite. Le lendemain je dois rentrer à la caserne. Elle me fait lui promettre que je reviens la voir dès que possible.
La vie au camp est assez dure : on se lève à cinq heures du matin, on doit nettoyer les chiottes et faire d'autres tâches ingrates. Toutefois, le soir, nous avons quartier libre et je me précipite chez Chantal et nous faisons l'amour et mille autres choses charmantes quand on est à deux.
Comme je partage son intimité, je vois de l'intérieur ce qu'est la vie de l'Africain de base. Ce n'est pas du tout ce qu'on imagine depuis la France. Les habitants d'Abidjan vont au marché, lisent la presse, prennent les transports en commun, vont voir leurs amis, boivent des coups avec. Les gens du cru regardent beaucoup la télé. Les femmes se massent devant les écrans pour voir les telenovelas Brésiliens et ses histoires à l'eau de rose. Les hommes préfèrent le sport et le derby ASEC-Africa Sport qui enflamme toute la ville. Les femmes sont coquettes, elles déploient des trésors d'imagination pour bien s'apprêter avec peu de moyens. Les hommes rêvent eux aussi de beaux habits, de belles voitures et de belles maisons mais la plupart des Ivoiriens sont pauvres par rapport à nos critères d'Occidentaux. Ils ont rarement accès à la société de consommation comme nous nous l'entendons. Mais cette consommation qu'ils n'ont pas, ils la désirent ardemment ! Cela les rend industrieux et ils ont presque tous la ferme intention d'améliorer leur condition matérielle. Ce n'est pas l'envie de réussir qui leur manque ! C'est pourquoi quand de nos jours j'entends des réflexions sur la soi disant paresse des africains, ça me donne envie de rire…
Je suis jeune, beau, soldat, je fais ce que je veux entre dix-sept heures et cinq heures du matin ; j'ai tout Abidjan comme terrain de jeu. De plus, j'ai arrêté mes médicaments ce qui me désinhibe. J'ai une grand impression de liberté, avec le sentiment que tout est possible, que je n'ai pas de limites…
Je vais voir Chantal après le travail au centre social de l'armée où je n'ai pas grand-chose à faire. On discute, on fait l'amour.
Pourtant, petit à petit, mon comportement devient moins amical. Je me désintéresse de la vie à la caserne. Les autres soldats me prennent pour un original. Ils ne m'aiment pas beaucoup, pas plus que les gradés qui exècrent ma désinvolture vis à vis des choses militaires. Avec ma copine, les choses vont de mal en pis. Je suis fort irritable, je me dispute avec elle pour un oui ou pour un non. A partir de Décembre, les choses se dégradent encore. Je me mets à la frapper. Un rien m'énerve, justifie des coups. Elle vit un cauchemar et me signifie qu'elle ne veut plus me voir.
Qu'à cela ne tienne ! Je la quitte heureux : la ville est remplie de jolies femmes qui ne désirent que de coucher avec moi !
J'écume les maquis, les boites de nuit. Je rencontre des filles ça et là. Mais je suis de plus en plus triste et irritable. Au sein du camp, on me fait faire toutes les tâches ingrates. Je n'ai presque plus aucun rapport avec les autres soldats. J'ai de plus en plus mauvaise réputation. Dans les maquis de la zone 4, ce n'est guère mieux. Mon caractère insupportable calme les ardeurs des plus motivées d'entre les filles. Un soir pourtant, je rencontre une nouvelle copine dans une boite de nuit nommée l'équinoxe. Elle s'appelle Fanta. Elle m'emmène chez elle. Curieusement, ma maladie me rend romantique. J'ai envie de m'investir,, j'ai envie d'aimer. Je lui fais l'amour le plus tendrement possible. Les trois premiers jours sont très agréables. Je partage sa vie. On mange de l'igname ensemble, qu'on va chercher chez la vendeuse au bout de la rue. Elle me gave de piment. Néanmoins, très vite, je deviens odieux et extrêmement méchant. Je trouve n'importe quel prétexte pour me disputer avec elle. De son côté, elle a une farouche envie de sortir de la misère. Cela lui fait supporter les coups que je mets à lui donner. D'ailleurs, elle répond oui quand je lui propose de lui trouver un logement à Port Bouët, quartier contigu au camp. On emménage. Nous sympathisons bien vite avec les nouveaux voisin, des Africains de condition modeste. Malheureusement, je suis sur des charbons ardents. Avoir arrêté le solian me rend proprement invivable. Je me dispute avec elle presque tous les jours, je la frappe souvent. Elle se plaint aux voisins qui, un matin, interviennent. Tout le quartier menace de me casser la gueule si je n'arrête pas le massacre. On me fait savoir que je la maltraite, que mon comportement est inacceptable. Je ne le comprends pas alors, mais je manque de peu de me faire lyncher. Fanta me dit qu'elle ne veut plus me voir. Je me dis que je suis bien mieux au camp.
Comme je commence à sérieusement délirer, j'ai une nouvelle idée : je mets de côté les comprimés de nivaquine donnés aux soldats, histoire de les prendre tous d'un coup, comme ça, pour mourir L'idée de me suicider commence à germer en moi. Il faut dire que même si je me comporte extrêmement mal, c'est parce que je souffre horriblement.
Je me porte volontaire pour une sortie de reconnaissance en hélicoptère. Comme ça il suffit de sauter de l'engin pour en finir. Malheureusement, le jour de la sortie, l'hélicoptère tombe en panne.
Il me vient alors une autre idée : celle de me noyer. A Grand Bassam, il y a des plages de cocotiers, et surtout la barre qui, si on la franchit, est sans retour possible, à moins d'être un as en natation. C'est le week-end. Je prends le taxi brousse pour Grand Bassam. J'achète un paquet de cigarettes (je fume depuis ma rencontre avec Chantal). J'erre sur les sentiers. Il y a des restaurant, des plages privées ; Je vais dans l'une d'elles. Je prends un verre, puis deux. Arrive le soir. Je décide de manger au restaurant : c'est mon dernier repas. Je mange des escargots et un excellent plat local, du foutou. Je vais dans les toilettes avaler toute la nivaquine que j'ai sur moi : un sacré paquet. Puis je paie. Je m'en vais sur la plage et je pars loin de la ville, le plus loin possible. Il fait nuit noire depuis longtemps. Arrivé au cimetière, je rencontre quatre Ivoiriens qui me disent être des inspecteurs de police. En guise de preuve, ils me montrent leurs cartes. Ça n'a pas trop l'air d'être du bidon. Ils me disent que l'endroit est interdit, qu'il faut que je m'en aille. Je leur réponds que je me promène. Comme souvent dans les pays du tiers monde, ils réclament un bakchich. Je leur donne cinq mille francs CFA et ils s'en vont. Je continue à m'aventurer sur la plage, au-delà du cimetière. Il n'y a plus d'éclairage public, plus de maisons, même locales. Juste des plages de cocotiers à perte de vue. Il fait nuit noire. Le ciel nocturne est plein d'étoiles ; la lune semble me dire quelque chose mais je ne sais pas quoi. Je me déshabille, bien décidé à passer la barre.
Je me jette à l'eau et ça y est, je passe la barre. Je me laisse dériver, à trente mètres de la côte. Le courant est très fort. Cependant, je me rebelle contre mon désir de mort : la partie en moi qui ne veut pas mourir reprend le dessus. Pour vivre, je dois repasser la barre, ce qui n'est pas gagné. Par chance, trois semaines avant, je passe un diplôme de natation, un stage intensif. Je suis donc à mon apogée de nageur.
Je m'efforce de revenir sur le rivage mais la barre me repousse. Une deuxième tentative et la barre me repousse encore ; Je commence à fatiguer. J'essaie une dernière fois. Je sens alors la force du courant me diriger vers le rivage . J'ai repassé la barre, je suis sain et sauf sur la terre ferme.
Je retourne prendre mes affaires. J'ai une serviette, je me sèche et je me rhabille. Je fais demi tour, un peu piteux : je n'ai pas le courage de mourir et je m'en veux. Un peu après le cimetière, j'aperçois une maison avec le feu simple d'une lampe tempête. J'entre sans demande. Un homme d'âge mûr et une femme hallucinent en me voyant. Je leur dis que je ne vais pas bien, que je suis un soldat du BIMa et qu'il faut appeler le camp. Ils ne parlent pas très bien le Français, n'ont pas l'électricité mais le type décide d'aller au restaurant où j'a pris mon dernier repas pour appeler les secours. Le tenancier du restaurant, un Français, rapplique et m'emmène dans son établissement, qui est en train de fermer. Il a un téléphone et appelle la caserne. Il me dit de me reposer et d'attendre. La nivaquine commence à faire son effet : je vomis des escargots bleus. Le patron du restaurant s'inquiète. Il me dit qu'une ambulance arrive, que je dois rester calme. Au bout d'une heure en effet, le médecin chef du camp arrive avec ses infirmiers dans une grand ambulance. Ils me prennent en charge.
Je suis trop épuisé pour dire quoi que ce soit. On prend mon pouls, ma tension. Je vais bien mis à part que je vomis. Je lui dis que c'est la nivaquine que j'ai dans le bide en grande quantités. Le médecin prend la décision de m'amener à l'hôpital d'Abidjan pour me faire un lavage d'estomac. On me met sur une civière puis dans l'ambulance. Il faut une heure pour arriver au seul hôpital de la ville, le Centre Hospitalier Universitaire de Cocody. Une fois arrivé, des infirmiers et un docteur me prennent en charge. Je vomis toujours. On m'enfonce un tube en plastique dans le nez jusqu'à mon estomac. Puis on me fait boire de l'eau, de l'eau et encore de l'eau. La nivaquine ressort par le tube. Bientôt tout est terminé. On me trouve une chambre. Je m'endors pour me retrouver à côté d'un Ivoirien dont la pathologie m'échappe.
Je demande un téléphone. On me le donne. Je téléphone à mes parents. Je leur dis que je survis à ma deuxième tentative de suicide, que pour moi c'est fini l'armée. Ma mère a l'air de s'en faire beaucoup pour moi. Elle me dit que je suis malade et que je dois me soigner. Je ne lui réponds rien mais je n'en ai pas l'intention. Je téléphone alors à Fanta. Je connais le numéro de sa voisine. Elle me dit qu'elle la prévient dès que possible.
Au bout de quelques jours, Fanta arrive. Je lui dis que vu ce qui m'arrive, je retourne en métropole dans peu de temps. Elle me demande de venir la chercher dès que je pourrai me payer le billet d'avion. J'accepte sans vraiment réfléchir car je suis amoureux d'elle.
Le lendemain, une ambulance de l'armée vient me chercher. On me transporte dans une pièce isolée du camp, avec des jeux de société. Je suis surveillé par un infirmier : le chef craint que je ne me pende ou quelque autre chose. On me donne des cachets pour me calmer mais ça n'a pas beaucoup d'effet. A ma demande, le médecin me confirme que je suis viré de l'armée. Comme je doute de cela il me montre les billets d'avion pour me le prouver. Cela m'est suffisant.
Encore quelques jours d'isolement et je prends un vol pour Paris. Une fois arrivé, on me prend en charge et on me dirige vers un hôpital psychiatrique pour militaires en plein cœur de la capitale. Au bout de quelques jours, je vois le psychiatre de l'armée qui pose un tampon en bas d'un dossier et me dit que je suis dégagé des obligations militaires. L'armée, c'est fini pour moi. Je suis maintenant libre de rentrer à la maison. C'est d'ailleurs ce que je fais et je prends un aller simple pour Rouen. J'arrive chez mes parents. Mon frère cadet Thomas n'est plus à la maison : il est désormais à l'école normale supérieure de la rue d'Ulm. Il loge dans un bâtiment non loin de ce qu'il appelle avec respect l'école. Mes deux autres frères, Martin et clément, sont adolescents. Ils fument des pétards et jouent de la guitare, écoutent du rock’n’roll. Ils sont en conflit plus ou moins larvé avec mes parents, qui veulent faire d'eux des gens ayant une bonne situation. Ce genre de considération leur passe au dessus de la tête à cette époque.
Un dimanche, on organise un repas avec tous mes frères. Au moment de manger les frites froides, je me vante de mes exploits sexuels devant mon père et ma mère atterrés. Mes frères, eux rient. La vie avec mes parents devient difficile. Je suis très irritable et je ne supporte pas leur autorité. De plus, je n'ai rien à faire, quasiment pas d'argent de poche et le lotissement est loin de toute distraction. Un jour, mes parents me laissent prendre la Renault cinq de maman. Je conduis tellement mal que je casse la voiture. Je m'en sors indemne. Mes parents me passent un savon. Celui-là est bien mérité.
Je manifeste le désir de revoir Johan, Bruno, Eric, mes amis. Je téléphone à Johan celui avec lequel je me sens le plus proche. On se réunit chez lui un samedi après midi, avec d'autres potes. Là, devant leurs grands yeux effarés, je leur dis que j'ai violé Chantal et Fanta et que j'ai sodomisé un petit garçon. Je ne sais pas très bien ce qui me pousse à dire de telles absurdités. Sur le coup ils ne me disent rien mais je vois peu de temps après ans leur attitude défiante et agressive qu'ils me considèrent désormais comme un genre de pestiféré. Ils hésitent entre l'autoritarisme et l'infantilisation. C'est de ma faute, je raconte n'importe quoi, je m'accuse de faits graves mais imaginaires. Ils ne se doutent pas que c'est faux alors ils ne me traitent pas vraiment bien. C'est à ce moment là que je commence à avoir une légère acrimonie à leur égard.
Vers le mois de mars mille neuf cent quatre-vingt quinze, je quitte la maison de mes parents, dont je ne supporte plus les interdits. Je fugue pour l'hôtel Dieu, un hôpital du centre ville en démolition. Pour y entrer, il faut escalader une grille en fer forgé de deux mètre de haut hérissée de pics. Je suis en bonne santé et très sportif, sortant du service, cela est un jeu d'enfant pour moi. Je ne vois plus mes parents ni mes amis. Je garde néanmoins contact avec mon frère Clément que je vais voir tôt le matin au lycée Corneille. J'ai un petit pécule, vraiment minime. Je mange des sandwiches. Je me prive de tout. Je vais le soir au Pub Yesterday où travaille un ami rencontré lui aussi au lycée : Sylvain Peltier. J'ai vite besoin d'argent. Je trouve du travail dans une boite qui vend des vérandas en kit par téléphone. Vendre ce genre de choses à des pauvres gens qui ne demandent rien à personne est un véritable défi à la légalité.
Nous sommes moins d'une dizaine de téléconseillers. Nous travaillons le midi et le soir. Entre les deux, il n'y a rien à faire. Un jour, après le travail, Céline, une jolie blonde de mon âge, me propose d'aller prendre le café chez elle. Elle habite la cité universitaire, à une demie heure de bus de là où on travaille. Nous prenons les transports en commun. Arrivés chez elle, elle me fait un café et nous discutons de choses et d'autres. Je lui raconte que je reviens d'Afrique. Puis elle me demande de prendre congé, elle a des cours à réviser me dit-elle. Seulement voilà : je ne suis pas sous traitement et sa demande d'intimité, je ne l'entends littéralement pas. Alors je me lève, je la prends par la taille, je la soulève, je la plaque contre le lit et je commence à lui peloter les seins. Elle crie, elle hurle, elle se débat, elle appelle au secours mais ses suppliques n'ont aucun effet sur ma conscience tant je suis dans mon monde. Je continue de la peloter. Elle crie encore plus fort. A ce moment, j'entends une voix, probablement sa voisine, qui dit à travers la cloison : « qu'est-ce qu'il y a ? » Cette intervention quasi divine a pour effet de me faire lâcher prise. Je me retire et je quitte la chambre de Céline en courant.
Je sors de la cité Universitaire e je monte dans le bus qui attend de repartir en centre ville. Dix minutes après, alors que le bus ne démarre toujours pas, Céline monte en me jetant des regards pleins de haine. Elle a les cheveux défaits, les habits en désordre. Elle me crie que je suis un taré, qu'elle va de ce pas porter plainte. Je suis moi même stupéfait de ma propre conduite. Je ne sais pas quoi dire. Je me sens très bête, très honteux. Le bus part enfin. Le trajet est très tendu. Je décide de ne pas aller travailler, de me détendre. Je passe une très mauvaise soirée.
Le lendemain à dix heures, j'arrive au boulot, très anxieux. Le patron me prend immédiatement dans son bureau. Il me dit que je suis viré. Je me laisse faire, stoïque. Je repasse quelques jours après prendre mon chèque.
Comme à l'hôtel dieu, je vis très mal, je décide de revoir mes parents. Je monte en bus vers Bois-Guillaume mais devant la maison de ma mère, il y a une voiture que je ne connais pas. Les trois occupants discutent avec ma mère. Ce sont trois inspecteurs de police. Ils me demandent si je sais pourquoi ils sont là. Je réponds que c'est probablement à cause de l'histoire avec Céline. Ils m'invitent poliment à monter dans leur engin. Ils me disent qu'ils veulent entendre ma déposition à propos de ce qui s'est passé. Je leur explique les faits bruts, d'un ton monocorde, sans émotion apparente mais sans travestir la réalité. Un des flics me dit que je risque la prison, que ce que j'a fait est très grave. Un autre argue que des fois on a les yeux injectés de sperme et qu'on fait parfois des choses qu'après on regrette.
Je suis dans leur voiture, qui roule vers le commissariat mais mon esprit n'est pas présent. Oui, j'ai vaguement honte, je ne suis pas fier de mes actes, mais globalement je suis froid, sans affect. Je ne comprends pas vraiment que ma vie se joue à cet instant tant je suis distant, froid, étranger à la situation. Nous arrivons au commissariat. On me met dans une cellule au sous sol. J'attends. Au bout de longues heures, un agent de police vient me chercher. Ils m'emmènent dans une salle où des inspecteurs, visiblement, ont envie de m'entendre. On me demande de m'asseoir. Une lampe très puissante m'illumine le visage. C'est pénible. Un des officiers de police me dit de raconter ce qui s'est passé avec Céline. Je raconte ce que j'ai fait, sans rien cacher. Un des flics tape à la machine. Quand j'ai fini, on me tend une série de feuilles où est écrit ce que j'ai raconté. Je les signe. Un des trois inspecteurs me dit alors que je pars pour le tribunal, où je passe en comparution immédiate : des juges vont décider de mon sort. On me prend les empreintes. Tout de suite après on me passe les menottes et on me met sans ménagement dans un fourgon de police qui part immédiatement vers le palais de justice. J'arrive au lieu dit. Il est assez tard. Je passe en même temps qu'un toxicomane à qui on reproche une série de vols ainsi qu'un type en casquette présent pour violences. Pour les trois cas, il y a un avocat commis d'office. Rapidement, c'est mon tour. Je suis sidéré, spectateur de ma propre vie, comme si cela est un film. Je suis à la barre. Je ne sais pas ce que je fais là. j'ai envie d'être ailleurs. Mais je suis accusé de faits graves, j'ai les menottes au poignet. Il y a des flics qui me gardent, je ne peux pas vraiment m'enfuir. Le greffier lit mon acte d'accusation. Je suis accusé d'agression sexuelle. Puis le substitut du procureur dit que je suis coupable d'une tentative de viol, que je suis dangereux pour la société, qu'il faut m'emprisonner sinon je recommence. Il requiert deux ans de prison ferme. C'est au tour de l'avocat. Il me dit que la victime n'est pas là, que c'est très bon signe, il faut en profiter. Durant sa courte plaidoirie, il fait état de mon casier judiciaire vierge. Il réclame une obligation de soins. Le délibéré arrive très vite. Les juges sont sûrement surpris par mon profil atypique. Je ne ressemble pas vraiment au tout venant des délinquants. Ils demandent un complément d'information, qui prend la forme d'une expertise psychologique et psychiatrique. Ils reportent le procès de trois mois. Je suis désormais sous contrôle judiciaire. Mais il n'y a pas de mandat de dépôt. Je ressors donc libre. Mes parents reçoivent peu après une convocation pour deux expertises, psychologiques et psychiatriques, ainsi qu'une convocation au tribunal pour mon jugement.
Je prends rendez-vous avec la psychologue. Elle me reçoit au bout de deux semaines. Je passe deux tests sous son contrôle : le Rorschach et un autre, moins connu, le TAT. Je réponds à ces tests avec le plus de sincérité possible. Une fois les images commentées, la psychologue me dit que, heureusement pour moi, je ne suis ni pervers ni psychopathe. Elle me dit aussi que j'ai un gros problème de communication avec mes parents. Elle me conseille vivement un travail psychothérapeutique.
Malgré tout cela, je squatte toujours à l'hôtel Dieu. Seul. Au bar où travaille mon ami Sylvain Peltier, je sympathise avec un type qui fréquente assidûment le même établissement. Il s'appelle Rémy blanchet. Un matin, je le croise dans un café de la place du Vieux Marché. Il me dit qu'il a des trips. Il m'en propose. Sans vraiment réfléchir aux conséquences, j'accepte. Pendant une heure, il ne se passe rien. Puis les effets du produit commencent. Il n'y a pas beaucoup de LSD dans ce buvard mais surtout beaucoup d'amphétamines. Les substances m'ont donné beaucoup d'énergie mais m'ont aussi rendu absolument ingérable. Rémy le comprend et m'emmène chez un ami. Puis on décide de sortir. Mais je perds tout contact avec la réalité. Tout devient cauchemardesque. Je me sépare du groupe. J'erre dans les rues de Rouen en agressant les femmes que je croise. Au bout d'une heure, je me fais attraper par les flics. Je ne comprends même pas qu'on m'emmène au commissariat. Une fois arrivé, on m'enchaîne dans un salle. Des inspecteurs arrivent. L'un deux me met une belle mandale, à m'en décrocher la mâchoire. Comme je suis sous amphétamines, je ne sens rien. Au bout de quelques heures, le produit cesse de faire effet. On m'emmène dans une cellule. Là, depuis la fenêtre, je vois ma mère, affolée et bouleversée, qui dit aux policiers que je suis un malade psychique, que je ne prends pas mes médicaments depuis plusieurs mois et que j'ai besoin de soins psychiatriques. Un docteur est appelé. Il me demande si je suis schizophrène. Je lui réponds que je ne prends pas mon solian depuis bientôt un an. Sur la foi de mon témoignage, il remplit des papiers et appelle les pompiers. Ils arrivent et on me met dans une ambulance en direction du centre psychiatrique de Sotteville. Une fois arrivé, on me transfère au pavillon les aubépine où on me fait une piqûre d'haldol. Cela a pour effet de me rendre le sourire : je dis bonjour à tout le monde, j'embrasse, ivre de joie, le personnel soignant ainsi que les patients. On me met en isolement pour quelques jours. Comme je suis calme, j'en ressort très vite. On me donne de nouveau du solian et du tercian. Je commence alors à comprendre toutes les conneries que j'ai faites sans mon traitement et j'en suis plus qu'horrifié. J'éprouve une grande honte pour tout ça car je sais désormais que j'ai fait du mal à plein de gens.
Je retrouve le docteur Montélimar, certains patients qui n'ont toujours pas quitté le pavillon, ainsi que le personnel, qui est bienveillant à mon égard. Au bout d'une semaine, je suis convoqué au bureau de mon psychiatre. Il me dit qu'il a dans un tiroir un mandat du tribunal pour me faire une expertise psychiatrique étant donné qu'il est aussi expert devant les tribunaux. Il me demande alors de tout me raconter depuis le service militaire. C'est ce que je fais, sans rien omettre. Il m pose des questions, essaie de voir ce que j'ai dans le cerveau. Il conclut en me disant que si je prends mon traitement, je m’insérerai socialement ; sinon, cela risque de recommencer. Il m'encourage à tenter le CAPES de philo. Puis il prend congé. Je ressors de l'hôpital au bout d'un long mois. Juste à temps pour mon procès.
Je suis convoqué un jeudi après midi. Je passe en même temps qu'une bonne vingtaine d'autres prévenus. Les gens sont là pour des infractions graves au code de la route, des violences diverses, des vols, d'autres délits. Chaque prévenu attend de passer. Chaque cas est unique et prend du temps. Ça n'a pas l'air d'être mon tour. Je fume cigarette sur cigarette. Je suis anxieux : je risque la prison pour mon acte insensé. En fait, je suis le dernier jugé, à vingt-deux heures, alors que tout le monde est parti. On me demande de venir à la barre. Le greffier lit les faits qui me sont reprochés. Les juges écoutent ensuite les rapports d'experts. La psychologue parle de psychose. Le rapport du docteur Montélimar dit que j'ai accès à la culpabilité, je suis donc socialement réadaptable. Il dit aussi que ma responsabilité est atténuée au moment des faits et que je ne suis pas dangereux. Cela a l'air de rassurer les hommes de loi. Vient le tour de la substitut du procureur. Elle dit que si je ne suis pas emprisonné, je recommence. Elle sort aussi du dossier mon épisode avec les amphétamines. Cela fait très mauvais effet. Cela embête l'avocat commis d'office, qui ne connaît pas ce moment là de ma vie. Il me le reproche. Il plaide trois mois avec sursis, assorti d'un suivi socio-judiciaire strict et d'une obligation de soins. Interrogé, je dis que je me soigne. Je sors même un papier qui le prouve.
Après les plaidoiries, les juges se retirent pour délibérer. Je n'en mène pas large : mon avenir dépend de ces moments. D'ailleurs ils reviennent. Ils me condamnent à huit mois de prison avec sursis, ainsi qu'un suivi socio-judiciaire de trois ans et une obligation de soins. Je bredouille des excuses. Le greffier me tend des papiers à signer et me prévient que j'ai dix jours pour faire appel. Mais l'appel, je m'en moque : je ne vais pas en prison. Je suis libre et j'ai bien l'intention de ne pas recommencer. Tout dépend de moi désormais.
Je sors du tribunal. Il est vingt-trois heures. Sur le chemin du retour je croise Lars Bataille, une connaissance qui me dit que son voisin et ami Quentin lâche son appartement. Le loyer est incroyablement bas : mille francs par mois ! Cela va intéresser mes parents, toujours à l'affût des moindres économies. Lars me donne l'adresse du propriétaire, monsieur Valleux, à contacter le plus vite possible. Avec un peu de chance, mon père acceptera ce loyer modeste et je pourrai m'inscrire au CAPES de philosophie. C'est d'ailleurs ce que je fais et en septembre, je m'inscris à la faculté et à l'Iinstitut Universitaire de Formation des Maîtres. J'emménage aussi dans l'appartement de monsieur Valleux, au soixante-seize rue du renard.. J'ai la bénédiction de mes parents. De plus, grâce à l'intervention judicieuse d'un avocat de mes amis, j'obtiens que ma condamnation ne soit pas inscrite aux feuillets B2 et B3 du casier judiciaire. Je prends consciencieusement mes médicaments, je me rends aux convocations du juge d'application des peines. Je me mets à travailler dur et à suivre les cours. Plus rien ne s'oppose à ma renaissance : désormais je serai philosophe ou rien !
5. Au vu de mes comportements passés, mes amis se détournent de moi. J'ai donc tout le temps nécessaire pour tenter le CAPES et l'agrégation de philosophie. J'ai un appartement au loyer modique, je touche deux-mille cinq-cent francs pour vivre. Avec cette somme, je me paie mes factures, ma nourriture, mes vêtements et éventuellement, s'il me reste quelque chose, mes loisirs. Le montant dont je dispose est si mince que je n'ai rien pour m'amuser. Ma seule distraction se limite à un café par jour que je prends le matin. Je connais pendant trois longues années une situation d'extrême pauvreté. En dehors du strict nécessaire, je ne peux absolument rien me payer. Je me plains de mon dénuement à mon père. Il me répond que la somme que j'ai est suffisante pour vivre et que si je ne suis pas content, je n'ai qu'à travailler. Son manque total d'empathie envers mes problèmes me scandalise. Mais je baisse la tête : je me dis que dans quelques mois j'ai le certificat et que je pourrai alors lui dire ma façon de penser.
Je travaille d'arrache-pied. Je vais à la bibliothèque emprunter des tas de bouquins. Je lis énormément. Je ne conçois pas de passer ces concours sans au préalable acquérir une solide connaissance théorique. Le samedi matin, je me lève à six heures pour me rendre à la faculté en bus pour faire des dissertations ou des commentaires de textes très ardus notés par mes professeurs. Mes notes sont assez médiocres. Cela fait que je travaille encore plus pour tenter de m'améliorer. Ce que je ne sais pas, c'est que le CAPES ou l'agrégation, je n'ai aucune chance de l'avoir. Non pas que je soie bête ou que mon savoir théorique soit insuffisant (ce n'est pas du tout le cas, en fait), mais j'ai un véritable handicap pour ces examens. Je suis schizophrène et cela s'en ressent dans mes copies : elles sont « immatures. » Il me manque le recul, la distance nécessaire pour traiter le sujet. Je suis la tête dans le guidon, à lire sept heures par jour et puis ma maladie fait que je n'ai pas la distance, la hauteur de vues nécessaire pour rendre de bonnes copies. Il faut dire que depuis cinq ans et le début de ma maladie, j'ai un peu la tête sous l'eau, je n'ai pas eu le temps de me d'avoir un regard critique sur ma vie. De plus, je n'ai pas de maturité, mon esprit est celui d'un enfant et cela s'en ressent dans mes devoirs. Alors pendant des années, j'amasse un immense savoir théorique. Mais il me faudra plus de dix ans pour acquérir la maturité nécessaire pour bien digérer toutes mes lectures. Dix ans que je n'ai pas pour préparer les concours et c'est pourquoi c'est mon immaturité qui parle et que je me paie des notes très moyennes.
Je rate la session quatre-vingt seize. Puis la section quatre-vingt dix-sept. Pour ma troisième tentative, je décide d'entamer un Diplôme d’Étude Approfondies, afin d'augmenter mes chances. Je le fais sur Marcel Mauss, dont je lis les œuvres complètes. Je finis ce travail de bénédictin e décembre quatre-vingt dix-sept. Au premier janvier quatre-vingt dix-huit, ma nouvelle résolution du nouvel an consiste à arrêter mon traitement : je me considère comme guéri.
Le premier mois se passe bien : j'entame la rédaction de mon mémoire pied au plancher. A partir de Février, c'est encore mieux. J'ai une forme olympique. Tellement olympique que j'envisage de faire de la musculation pour me construire un corps d'athlète. Je rencontre une femme nommée Asha, avec laquelle je m'entends bien. Elle me donne son numéro de portable. On se voit de temps en temps. En mars, je commence à perdre complètement pied avec la réalité, je connais mes premières hallucinations visuelles. Mais tout avance bien : j'ai presque terminé la rédaction de mon mémoire de D.E.A. Un soir je passe chez Asha. Elle me reçoit avec le sourire. On discute, on passe un bon moment ensemble ; puis je l'embrasse sur la bouche, on se caresse. Là, je lui dis que je suis schizophrène et que je ne prends plus mon traitement depuis trois mois. Elle me répond qu'elle est désolée, qu'elle a quelque chose d'urgent à faire mais qu'on se voit demain. Je la quitte plein de douces espérances. J'attends toujours son coup de fil.
A la fin du mois, un ami de lycée, David Vernichon, me présente une de ses amies, Julie Ferrier. J'en tombe instantanément amoureux. Si elle ne semble pas totalement inamicale devant mon empressement, elle met bien vite des barrières. Je n'en ai cure. En avril, mon amour pour elle devient pathologique. Je me mets à l'entendre parler dans ma tête. Je lui écris des lettres enflammées qui me reviennent par la poste : elle ne les lit pas. Je regarde dans l'annuaire et je trouve le numéro de téléphone de ses parents. Elle habite au Havre. Je me rends en train au Havre. Je vais chez ses parents en taxi. Je sonne. Elle ouvre la porte. Elle semble très gênée de mon entreprise. Ses parents sont très hostiles envers ma personne. Julie me dit de partir, ce que je fais. J'erre dans les rues du Havre durant de longs jours. Je hurle sans raison. Je me bats avec des gens pour des motifs ridicules. Je retourne à Rouen. Je reviens au Havre, plus amoureux que jamais. Je vais chez les parents de Julie. Son père me dit qu'elle n'est pas là. Je me mets tout nu. Il appelle la police. Au bout d'un quart d'heure, les forces de l'ordre arrivent. Je me rhabille ; La police m'emmène au commissariat. Au bout der quelques heures de garde à vue, les flics prennent ma déposition. Je dis que je suis amoureux de Julie, à quel point je la trouve extraordinaire. Les agents me laissent repartir. Le parquet ne me poursuit pas vu qu'au moment des faits, je ne suis pas en état d'érection. Je prends le dernier train pour Rouen.
Quelques jours plus tard, je pars pour Fécamp. Une course de bateaux part de la ville. C'est la fête, il y a plein d'animations. Je suis persuadé que Julie es là, cachée dans la foule. J'erre dans le centre ville, je ne vais même pas voir les catamarans. A la nuit tombée, je monte dans une forêt qui surplombe la ville. Je fais les cent pas dans les bois sans réel but. Je hurle à la lune. A cet instant, il n'y a plus de distance entre moi et l'univers. Je suis en pleine fusion psychotique. Je me couche parmi les racines et les feuilles mortes. Je sens les rats me frôler. Mais je n'arrive pas à dormir. Je redescends vers la gare et je reste devant en marchant de long en large. Vers quatre heures du matin, une patrouille de police m'interpelle. Ils disent vérifier que je n'ai pas d'armes. Ils me demandent ce que je fais là. Je dis qe j'attends le train. Ils repartent. Vers huit heures du matin, un train part pour le Havre. Je le prends. Puis je prends celui pour Rouen.
Arrive Pâques. Mes parents m'invitent. Tous mes frères sont présents ; On mange l'agneau Pascal. Il fait beau. Le soir on s'attable dehors. Je suis odieux toute la journée. Je dis à mon père qu'il faut qu'il frappe maman car elle ne se comporte pas bien, qu'il faut qu'il se fasse respecter. Tout le monde est scandalisé par mes propos. Ma mère me supplie d'aller voir le docteur Montélimar. Elle dit que depuis que je ne prends plus mes médicaments, je ne suis plus le même homme. Elle a peur que je fasse une connerie. Je lui réponds que je n'ai jamais été aussi bien qu'il ne faut pas qu'elle s'inquiète.
Je vais quand même voir le docteur Montélimar. Je lui fais part de mes préoccupations du moment, Julie surtout. Il me laisse repartir sans même me prescrire des médicaments.
J'erre encore quelques jours dans Rouen. J'ai de plus en plus d'hallucinations visuelles. Julie continue de parler dans ma tête. J'ai de plus en plus envie de me tuer. Je finis par tenter d'en finir et je me défenestre.
Cette fois, je suis passé tout près de la mort et je me dis que pour moi, mes parents, par égard pour toutes ces femmes avec lesquelles je me suis mal comporté, je dois me soigner sérieusement et ne plus jamais dévier de ma démarche de soins. Depuis, tous les soirs, je prends du solian car je suis malade et je n'ai jamais cessé jusqu'à ce jour.
6. Après ma dernière bouffée délirante, j'ai quitté la fac et le statut d'étudiant pour tenter de m'insérer dans la vie active. Je ne voulais plus faire de philosophie, je désirais faire autre chose, me libérer par le travail salarié. Je pensais troquer mon sincère intérêt pour la philosophie contre un véritable travail et tout ce qui tourne autour : le confort matériel, une compagne, une vraie vie « normale »…
Alors j'ai cherché du travail. Très sérieusement. Je me rendais souvent à l'Agence Nationale Pour l'emploi, j'écrivais des tonnes de lettres de motivation. Je multipliais les entretiens d'embauche. Mais malgré toutes mes tentatives, toutes les réponses étaient négatives. Les employeurs me disaient : « mais pourquoi vous ne tentez pas le CAPES de philosophie ? » Je ne pouvais décemment pas leur répondre : « mais, monsieur, c'est parce que je suis schizophrène, je ne veux plus entendre parler de tout cela... » Les gens ne comprenaient pas ma démarche. Avec mon diplôme d’Études Approfondies, pourquoi vouloir devenir employé de bureau ou gardien dans un hôtel ?
J'ai cherché du travail pendant deux ans, sans succès. Je commençais à en avoir vraiment marre de la langue de bois qu'il faut déployer pour se faire embaucher. Si, par exemple, je veux ramasser le caca des poules pour vivre, je dois obligatoirement dire au type chargé des embauches : « mais oui, monsieur, nettoyer le caca des poules me passionne, depuis l'âge de cinq ans je rêve de nettoyer le caca des poules, c'est un boulot passionnant que de nettoyer le caca des poules, tellement passionnant que je souhaite faire des heures supplémentaires... » Je ne peux pas dire : « votre boulot me fait chier mais j'ai besoin de fric. Cependant je ferai de mon mieux pour bien faire mon job, parce que j'ai un minimum de conscience professionnelle, mais étant donné le peu d'intérêt de mon travail, ne comptez pas sur moi pour faire du zèle... » Il y a dans ce jeu social une profonde hypocrisie qui me dégoûte.
Au bout de deux ans, donc au début de l'an deux-mille, j'ai remarqué une annonce comme quoi un centre d'appels recherchait des téléconseillers. Ça tombait bien, j'avais un peu d'expérience professionnelle dans ce secteur d'activités. J'ai postulé. Les obstacles pour se faire embaucher étaient nombreux, il a fallu multiplier les tests et les entretiens. Toutefois cette fois ça s'est bien fini, j'ai été pris. Je suis donc devenu téléconseiller pour Qualiphone, prestataire de services pour ce qui s’appelait encore France Télécom.
Je devais répondre au téléphone à tous les gens qui avaient un problème avec leur portable et tenter de faire en sorte de résoudre leurs problèmes. Dès le mois d'août, je déchantais : le boulot s'avérait pénible, répétitif, usant psychologiquement. De plus, je m'entendais mal avec mes supérieurs directs, les superviseurs, des types qui venaient des banlieues populaires de Paris et qui étaient tout heureux de se payer le fils de bourge un peu paumé. Je découvrais le monde du travail et dans cet entreprise, la situation des salariés était loin d'être rose. Nous étions traités comme une sorte de bétail, nous travaillions dur et étions mal payés. Je me suis révolté et j'ai fait un peu de syndicalisme. C'est le moment de la vie où je me suis le plus rapproché des idées politiques alternatives de mes amis d'enfance.
D'ailleurs, au bout d'un an, ils m'ont proposé de partir en vacances en Italie, à Gênes, pour manifester contre l'odieux G8. Je devais démissionner pour y aller car les dates ne correspondaient pas avec mes jours de congé. Dégoûté par mon travail où je n'étais pas à ma place, j'ai démissionné. Une des meilleures décisions de ma vie. Nous sommes partis en vacances en juillet deux-mille un. Nous avons participé au G8 d'abord, puis nous avons visité Rome quelques jours. Nous avions une grande quantité de cannabis. Il y avait aussi mon frère Clément, qui sortait des brumes d'une bouffée délirante. Il nous apportait sa fraîcheur et sa bonne humeur. La plupart de mes amis s'en sont retournés chez eux après les manifs car ils avaient un travail. Je suis resté avec Clément et mon meilleur ami Johan. Après qu'on ait visité Rome, clément s'en est allé par le train : il avait une injection d'haldol qui le forçait à revenir à Rouen. Avec Jean, on n'avait plus trop de sous et on fait Rome-Rouen en deux jours dans une Renault cinq d'occasion. La voiture a manqué de tomber en panne plusieurs fois mais on a fini par revenir à bon port. On a fait tout le trajet en écoutant des live de Woodstock et en fumant des pétards.
Un an après, Clément disparaît. On ne s'inquiétait pas trop : on pensait qu'il était allé retrouver sa copine Espagnole avec laquelle il avait eu une histoire. Mais vers la fin décembre, on a déchanté. Mes parents m'ont convoqué chez eux pour me dire que la veille, les gendarmes ont annoncé avoir retrouvé le corps en décomposition de Clément sous le viaduc de Barentin. Ça nous a tous bouleversé. Le premier Noël sans notre frère a été très difficile à vivre. J'ai pleuré tous les jours pendant des mois. On n'a jamais su si clément s'est suicidé ou s'il a été assassiné.
Clément était quelqu'un de joyeux et positif. Il était toujours de bonne humeur. Il a eu, comme moi et mes deux autres frères, une enfance très difficile, dressé par des parents autoritaires. A l'adolescence, il s'est réfugié dans le cannabis, qu'il prenait à hautes doses avec ses amis du lotissement. Il a connu des moments très heureux durant ces années là car il avait une petite copine fort sympathique qui partageait son intimité et son goût pour le haschisch. Puis, à vingt ans, il en a eu marre de sa copine et de la fac de sciences (Clément était excellent en mathématiques) et s'est réorienté en lettres. Il s'est inscrit à un semestre à Cordoue, en Espagne, via le réseau Erasmus. Quand il est revenu, il était méconnaissable. Il était agressif et délirant. Il parlait tout le temps d'un lion avec lequel il voulait vivre. Puis il a chassé mes parents de chez eux à coups de poing. Ces derniers ont appelé les pompiers qui l'ont déclaré délirant et l'on interné à l'hôpital psychiatrique. Il en est ressorti au bout de deux mois en bien meilleure santé. On lui a trouvé une petite chambre pas loin de l'école des beaux arts où, par miracle, il a été pris. Mais il a arrêté de prendre ses médicaments qui le ralentissaient et le faisaient grossir. Et puis Clément était assez naïf ; il adorait la culture alternative, les types qui vivent dans la rue et qui fument des pétards. Il croyait qu'il suffisait de se droguer pour être un type sympa. Alors il ne s'est pas méfié, il ouvrait la porte de son appartement à qui voulait entrer. Ses nouveaux amis me paraissaient être des types pas très catholiques, des semis voyous. Je ne suis pas certain, mais il était peut être racketté, en tous cas on lui forçait la main à ce qu'il me semble. Et puis il a disparu et il es mort.
Pour ma mère, sa maladie mentale est due au cannabis et aussi un peu à de mauvais gènes. Pour moi sa schizophrénie est due à la mauvaise éducation qu'on a reçu, à nos parents toxiques. Des gens incompétents en tant que parents, trop sévère, trop durs avec nous. Mais je ne le dis jamais, cela ne changerait rien, n'apporterait rien. Et puis mes parents sont incapables d'avoir un regard critique vis à vis d'eux mêmes, ils ne doutent pas une seconde qu'ils ont été des parents tendres et aimants, ce qui faux de toute évidence.
Il y a eu une enquête de police, qui n'a rien donné. Nous avons tous été très tristes et puis le temps est passé, on a oublié. Pour moi, cela a eu un effet positif : comme ça n'allait pas, j'ai quitté ma psychologue avec laquelle je vivotais pour un psychanalyste, le docteur Vervisch. Un type de la cause Freudienne, muet comme une tombe. Au début, la seule chose qu'il m'ait die, c'est de cesser de me plaindre de la méchanceté de mes parents car je m'y complaisais et cela nuisait à ma cure selon lui. Je ne devais pas me plaindre mais me construire. Puis il n'a rien dit pendant des années. Au bout de deux ans de cette thérapie à la dure, j'arrêtais le haschisch, puis après trois ans, je stoppais le tabac. C'est d'ailleurs à cette époque, quand j'ai commencé mon analyse après avoir démissionné de mon emploi, que j'ai vraiment commencé à sortir la tête de l'eau que j'a véritablement cessé d'être schizophrène pour devenir un être humain original, singulier, mais pas malade aux yeux des autres.
J'ai fait quelques contrats dans la téléopération et puis j'ai décidé que le travail, ça n'était pas pour moi. Le travail, c'est le moyen privilégié pour entretenir un haut niveau de vie ainsi que sa femme et ses enfants. Moi, je ne suis pas cupide, je sais me contenter du strict nécessaire, et je n'ai pratiquement aucune chance d'avoir une femme et des enfants vu ma maladie.
En deux-mille six, le docteur Montélimar est parti pour Mont-de-Marsan. On m'a attribué une remplaçante, le docteur Plotnicu. Elle était très jolie, le docteur Plotnicu, une ravissante Moldave, blonde, fine,d'à peu près mon âge, avec des robes moulantes et des talons aiguilles. Mis ce n'est pas ce que j'attends de mon médecin. J'attends de mon médecin qu'il ait de la compréhension pour mes problèmes, qu'il sache se mettre à ma place et comprendre ce qui me turlupine. Le docteur Plotnicu n'avait pas beaucoup d'empathie. Elle se contentait de me prescrire des médicaments. Ça ne me suffisait pas. Alors j'ai demandé à changer de médecin. Une autre très bonne initiative. Je suis tombé sur le docteur Legrand. Le docteur Legrand a beaucoup d'empathie, il est à l'écoute, il m'encourage dans mes désirs philosophiques. Il m'a suggéré de postuler pour toucher l'allocation adultes handicapés à laquelle j'ai droit. Il me disait que ça me permettrait de me soustraire à la tutelle impitoyable de mon père. Je ne me suis pas vraiment émancipé de la tutelle de mon père mais je peux plus facilement faire face aux dépenses quotidiennes et c'est déjà pas mal.
C'est aussi vers cette époque que je me suis mis à écrire. Ca s'est imposé comme ça, comme une évidence. Je suis convaincu d'avoir quelque chose à dire. Certes, je n'ai pas la culture de Rémi Brague ou d'Alain de Libera, je ne suis pas normalien, agrégé de philosophie. Je ne lis pas Heidegger dans le texte. Il y a de fortes chances pour que les fourches Caudines de Gallimard ou de Grasset ne s'ouvrent pas devant moi. Mais je m'en fous. Je sais de moi que je connais la philosophie Occidentale. Je sais avec précision ce que veulent dire les mots transcendantal, ontologique ou epistêmé. Je peux expliquer la critique de la raison pure à un enfant de dix ans. Je connais les grandes oppositions de la philosophie européenne et les problèmes que se sont posés les philosophes avant moi et les contradictions qui les habitent. Je peux citer des tas d'auteurs, réciter leurs idées maîtresses et les resituer dans leur contexte historique. J'ai acquis par mon travail et mes lectures un vrai savoir, un vrai talent et, au milieu de cette forêt d'opinions, je sais me situer et j'ai un point de vue bien à moi. Dans ces conditions, pourquoi je ne donnerais pas mon avis ? C'est très probable, je ne serai jamais le nouveau Spinoza mais je suis convaincu que j'ai quelque chose à dire alors je le dis. Mon travail ne consiste pas à dire des idées nouvelles, ni à produire du concept comme on produit du boudin, mais à dire de la manière la plus intelligible possible mon opinion sur des sujets dont ne cessent de discuter les philosophes. Je m'efforce d'être sincère, clair, de justifier rationnellement mes idées par des raisonnements que j'estime pertinents et rien que ça, ce n'est pas une mince affaire.
J'ai écrit des livres, dont deux de philosophie. Je les ai édités à compte d'auteur. Il se peut que mes textes ne soient pas terribles et qu'au final, je ne soie pas très doué. Mais ces livres ont le mérite d'exister et puis, ils ne sont peut-être pas si mauvais. Qu'à cela ne tienne ! J'ai toute la vie pour m'améliorer !
Je suis le schizophrène qui veut devenir philosophe. Et je suis assez heureux. Bien sûr, ce n'est pas rose tous les jours, il y a ds coups de moins bien mais globalement, ça va. Évidemment, qu'une jolie blonde de mon âge se promenant dans les rues de Rouen pendue à mon bras serait l'idéal. Mais ce n'est pas si grave que je soie seul. Ces dernières années, j'ai eu quelques aventures avec des femmes que je juge fort jolies et même si ce n'est pas très satisfaisant sur le plan affectif, la misère sexuelle s'est un peu éloignée. J'ai plein d'amis, je prends des pots avec eux, on discute, on s'amuse. Ils voient de moi un être humain agréable et plein de bonne volonté, le malade psychique que je suis, ils font comme s'il n'existait pas.
Je suis le schizophrène qui veut devenir philosophe. Et je vis dans l'aisance. Grâce aux conseils opportuns de docteur Legrand, je touche désormais la pension à laquelle j'ai droit. De plus, mes parents m'ont tellement aimé qu'ils m'ont donné tout leur amour en une seule fois sous la forme d'au petit appartement qu'ils m'ont acheté. Je n'ai vraiment pas le droit de me plaindre d'eux. Je n'ai pas de loyer à payer, je vis chichement mais je ne suis pas dans la misère. Je m'estime privilégié car je ne suis pas soumis au fardeau du travail. Je suis chauffé l'hiver, je vis à l'abri des intempéries, je chie dans le confort, je peux payer mes factures et subvenir à mes besoins. Je ne vis pas dans un pays en guerre et ma situation n'est pas précaire. Comme je ne suis pas cupide, je n'envie pas les gens qui ont de grosses voitures et qui parent en vacances dans des pays ensoleillés. Je ne cherche pas à leur ressembler, je trace ma route un peu comme un moine laïque, dans une saine et libératrice austérité.
Je suis le schizophrène qui veut devenir philosophe. J'ai fait des conneries dans la vie mais j'ai magnifiquement redressé la barre. Je ne suis pas une victime, je ne me morfonds pas sur mon sort en me lamentant. Je fais de mon sort social une qualité. Le monde me rejette ? C'est parce que les gens du commun ne supportent pas un esprit fort et original ! Je suis convaincu que ma situation de philosophe provincial, pauvre et isolé, es un avantage pour la réflexion : je ne perçois pas du tout le monde comme ces toutologues médiatiques qui s'astiquent le manche à Paris et c'est tant mieux !
Je suis le schizophrène qui veut devenir philosophe. Et je remercie tous les gens qui m'aident un petit peu plus chaque jour à être la personne que je suis. Notamment ma meilleure amie, Anne-claire, qui m'apporte beaucoup par son écoute et sa bonté à mon égard. Je remercie tous mes autres amis, tous ceux qui daignent m'adresser la parole pour me dire quelque chose de gentil. Je remercie mes médecins, mon médicament sans quoi rien ne serait possible.
Je suis le schizophrène qui veut devenir philosophe. Et je m'efforce d'agir en toutes choses avec vertu. Car ce n'est pas parce qu'on est malade psychique qu'on a le droit de mal se comporter. Comme tous les humains, je désire être bienveillant avec autrui, je valorise l'altruisme et les bonnes intentions. J'essaie tous les jours d'être un homme meilleur et même si ma maladie m'a fait trébucher, je me suis relevé et j'ai persévéré.
Je suis le schizophrène qui veut devenir philosophe. Et j'ai une grande force de vie en moi. Je suis sorti de ma folie. Je ne suis plus un malade mental mais un homme qui brille par son originalité. Tous les matins, je ressens le bonheur d'exister et la simple joie d'être en vie. Je suis un indécrottable optimiste. Mon prochain livre sera un best sellers, enfin, peut-être !
Je suis le schizophrène qui veut devenir philosophe. Et quand je mourrai, à quatre-vingt dix-neuf ans, j'irai au paradis des philosophes. Je retrouverai mon corps de jeune homme, celui d'avant ma défenestration et je ferai l'amour à toutes les jolies femmes qui succomberont à mon charme irrésistible. Entre toutes ces parties de sexe, je discuterai philosophie avec tous mes amis schizophrènes (car au paradis, tout le monde sera schizophrène et philosophe) et cela n'aura pas de fin. Du moins je crois.