Les bons enfants


Chapitre 1

Les premiers pas.


Toute la famille Guéroult avait fait le déplacement jusqu’à Rouen. Il y avait Josiane, la mère, la cinquantaine, fardée comme si elle allait au bal et portant une pelisse bon marché en fausse fourrure, lui donnant un aspect de mère de famille qui se croyait encore jeune. Elle était accompagnée de Maurice, le mari aux cheveux grisonnants, arborant une moustache fine et des lunettes d’acier, bien droit dans son costume élimé, du genre de costume qu’on met pour les grandes occasions et qui ne sert que trois fois par an. A leurs côtés se trouvait Vanessa, adolescente boutonneuse aux curieuses baskets roses, au jean floqué d’étoiles violettes et dont le survêtement blanc indiquait des plus sûrement une révolte balbutiante.

Enfin, il y avait Thibault. C’était pour lui que toute la famille était là. Car Thibault avait trouvé du travail, et pas n’importe quel travail : chargé de clientèle en assurance. Lorsqu’il fut choisi, on lui avait bien dit que ce qui avait séduit les AGF, c’était sa disponibilité et son évidente motivation mais qu’avant de décrocher le sésame qu’était le contrat à durée indéterminée, il fallait qu’il fasse preuve de sa compétence et de son abnégation pour les AGF, alors on lui avait fait signer un CDD de six mois, lui faisant miroiter, au bout de sa période d’essai, le tant convoité CDI.

Ce qui avait séduit Thibault ? Le salaire, garant de son indépendance financière et, si tout se passait comme il le prévoyait, la possibilité de montrer fièrement, comme un étendard, les signes extérieurs de réussite sociale que sont l’appartement moderne, la voiture flambant neuve, les costumes à la mode… Mais avant cet ascenseur pour le paradis et comme il n’était pour l’instant qu’en CDD, il n’avait pas droit au crédit à la consommation et, devant être disponible, il devait trouver un logement au plus vite, pas trop loin de son lieu de travail et, si possible, confortable et peu coûteux.

C’est pourquoi toute la famille s’était déplacée et avait rendez-vous ce samedi à quatorze heures

avec le docteur Chambord, heureux propriétaire qui leur proposait un T2 pour seulement 350 Euros par mois. Enfin le docteur arriva. Il avait l’aspect d’un médecin de famille. Grand, mince, le visage émacié, il portait un costume marron très chic, des chaussures anglaises impeccablement cirées qui donnaient à penser qu’il ne transigeait pas avec l’hygiène. Sa haute stature, ses cheveux poivre et sel, l’impression de maîtrise de lui-même qu’il donnait imposait à toute la famille la déférence. Aux yeux des Guéroult, tout en lui inspirait le respect : il avait, de par son aspect strict et sévère, l’air du bourgeois provincial, du patricien conservateur, du notable ayant pignon sur rue, écouté dans les salons à la mode, engagé dans la vie de sa cité auprès d’une organisation caritative voire d’un parti politique, connu des avocats, des juges, des dirigeants d’entreprise… On l’imaginait aisément amateur des impressionnistes, de musique baroque, de chants religieux, invitant volontiers quelque ecclésiastique le dimanche à l’heure du thé afin de converser des choses tournant autour de la religion catholique. Avec lui, on se sentait en confiance…

Tous les Guéroult, Thibault compris, lui dirent poliment bonjour. Il salua chacun avec le plus grand respect et engagea la conversation : « Vous êtes les Guéroult, vous venez voir l’appartement du deuxième, c’est bien ça ? »

-Oui, fit Maurice, qui, de par sa qualité de chef de famille, menait les négociations.

-Je suis le docteur Chambord. Montons !

Vu de l’extérieur, l’immeuble avait l’air propre. C’était un immeuble classé, situé rue des bons enfants, une maison à colombages fort ancienne et dont les poutres apparentes, parfois courbes, en croisillon, horizontales, verticales, tantôt toutes fines, tantôt énormes donnaient beaucoup de cachet à l’ensemble.

-C’est typique ! S’écria Josiane en franchissant le seuil

-C’est un immeuble classé, début dix-neuvième, répliqua le docteur.

-Ah ! Fit-elle respectueusement.

Si la façade avait été récemment repeinte, l’intérieur était beaucoup plus décevant. L’entrée donnait sur un vestibule noir et sale, sur les côtés desquels se trouvaient deux portes et dont le fond était un escalier branlant qui donnait sur les étages. L’escalier était infâme. La rampe, en métal rouillé, menaçait de se désagréger à chaque instant. Les marches, irrégulières, inconfortables, étaient pour moitié en bois rongé et terne, pour moitié en une espèce de céramique rouge recouverte de poussière grasse. Il y avait des détritus un peu partout sans compter que les murs, en mauvais stuc blanchâtre, suintaient l’humidité et la pourriture, quand ils n’étaient pas recouverts de graffitis immondes. Au plafond, une lumière blafarde illuminait à peine les marches et donnait à l’ensemble un aspect lugubre.

« Nous y sommes ! Deuxième droite !» Fit le docteur Chambord. Il chercha ses clés un instant, les trouva puis ouvrit la porte. Tous entrèrent. La porte donnait sur la cuisine, plutôt petite. Elle avait un aspect livide. Le carrelage, de couleur ocre, sentait la mauvaise qualité. Les murs étaient recouverts d’un papier peint blanc vieilli et détaché par endroits. Il y avait néanmoins une antique gazinière et des placards. Sur la gauche, la chambre assez spacieuse avait une moquette grise et des murs peints en blanc avec au fond une penderie. On inspecta, regarda la pièce sous toutes les coutures puis on alla au séjour, minuscule, avec à peine la place pour un canapé, une table basse et une télé. C’était un immeuble ancien et mal entretenu mais c’était propre et vraiment pas cher. Maurice posa quelques questions au docteur : « Et le quartier, il est bien fréquenté au moins ? »

-Oui oui, très bien.

-Et les voisins, ce sont des gens à problèmes ?

-Non, fit le docteur d’un ton rassurant, pensez vous… Ce sont des gens comme il faut.

Un conciliabule familial fut vite mis en branle. On n’avait pas beaucoup de temps et puis c’était très bon marché. En quelques regards, tout fut décidé : « On se voit quand pour l’état des lieux ? »

-Vous ferez ça avec ma femme. C’est quand vous voulez.

On sortit de l’appartement, le docteur referma la porte à clés. On ressortit dans la rue. Thibault s’arrêta un instant à l’entrée de l’immeuble et regarda autour de lui son nouveau quartier. Il n’avait jamais mis les pieds à Rouen plus d’une demi-journée, mais la rue des bons enfants, ça lui semblait grouillant de vie. Des passants pressés, divaguant, flânant, s’affairant allaient tantôt à droite, tantôt à gauche. Certains tournaient vite dans d’obscures rues attenantes, d’autres, paressant au milieu, faisaient dorer leur crâne au soleil, la tête en l’air. On entrait dans des boutiques interlopes, on en ressortait les mains pleines de kebabs, de vêtements, de cigarettes ou même de pièges à rats. Untel partait travailler, untel rentrait du travail et la rue, étroite, était encombrée des camionnettes de plombiers, couvreurs, vitriers, postiers, médecins, pompiers… La rue vibrait, grondait, débordait d’une vie trépidante et désordonnée, elle était comme un gigantesque intestin, un ventre qui digérait, recrachait, chiait par tous ses orifices ceux qu’elle venait d’absorber en une mécanique anarchique sans début ni fin. Elle semblait animée d’une vie propre, d’une logique interne que personne ne pouvait vraiment connaître mais auxquels tous participaient, bactéries humaines à jamais engluées dans des entrailles de bitume et d’acier…




Chapitre II

Emménagement.


L’emménagement se fit rapidement et il fallait faire vite, le contrat de travail commençait le deux novembre et tout fut signé le vingt-cinq octobre. On s’empressa d’aller à Ikéa acheter les meubles les plus simples, et comme on n’était pas bien riche, on prit uniquement le strict nécessaire. La famille devait bien ça à Thibault : maintenant qu’il était casé, on pouvait faire un petit effort pour lui ; et avec sa paye de ministre, il nous le rendrait bien un jour ou l’autre. Les quelques jours de l’emménagement furent pour Thibault des moments particulièrement enfiévrés. Lui qui d’habitude méprisait les grands raouts du week-end dans les hypermarchés, cette fois, c’était avec empressement qu’il s’y adonnait. Il comparait les prix, demandait moults informations, s’enquérait des garanties et autres avantages, choisit le coloris du canapé, des meubles, discutait longuement avec les vendeurs…

A vrai dire, il était excité de goûter pour la première fois à l’indépendance, lui qui avait jusque là toujours vécu dans le giron familial, à Neufchâtel-en-Bray, dans le pavillon Bouygues acheté par Maurice et Josiane l’année de leur mariage. Il était attiré par le strass, les paillettes, les néons orgueilleux de la ville aux cents clochers, il pensait à tout ce qu’il pourrait réaliser là bas, sans le regard accusateur, sans la censure bien pensante et étriquée de son petit bourg de la campagne normande. Il imaginait les bars chics, les boites de nuit enfiévrées, un monde de fête et de lumière où tout lui semblait possible, où tout lui semblait permis et qui s’offrait désormais à l’enthousiasme de ses vingt ans…

Le jour du déménagement, on loua une camionnette chez Ada, avec son père et Jacques, le voisin. Thibault supporta patiemment une étreinte de sa mère, qui lui recommanda de faire bien attention d’éviter les mauvaises fréquentations puis on monta tous les meubles dans la camionnette et on démarra, direction rue des bons enfants. Une fois arrivé, on se gara à cheval sur le trottoir et on déchargea les meubles un à un, en commençant par les plus lourds ce qui prit deux heures de temps. Une fois fait, les trois compères prirent une bière dans un bistrot, discutèrent de choses et d’autre puis Jacques et Maurice partirent non sans le saluer virilement, pour finalement partir, le laissant seul. Thibault monta chez lui, commença à ranger quelques meubles puis se ravisa et partit faire une promenade.

Comme il ne connaissait pas très bien la ville, il décida de se laisser guider par le hasard. Au sortir de son immeuble, il prit à gauche, en direction de la place cauchoise. Il ne faisait pas très beau. Les sombres nuages gris dans l’air, l’absence de lumière et l’étroitesse de la rue donnaient l’impression qu’on étouffait entre les colombages. Quand il arriva devant une bâtisse moderne qui s’avérait être une synagogue, l’environnement lui sembla moins pénible. Très vite, il fut arrivé place Cauchoise. C’était déjà plus animé que sa rue, qui était presque déserte:  des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions vaquaient tranquillement à leurs occupations. Untel se rendait à son travail, tel autre flânait devant les magasins ; dans un coin, quelques jeunes en errance faisaient la manche… Thibault décida de descendre la rue cauchoise pour aller place du vieux marché. La place du vieux marché, à Rouen, c’était la fierté de la ville. Par où il arrivait, c’était le coin des autochtones, la rue fourmillait de bars et de restaurants bon marché, où aucun touriste n’allait jamais. Les commerçants faisaient leurs affaires simplement, à l’ombre du prestige historique, encaissant l’argent d’une clientèle cosmopolite, tantôt bourgeoise, tantôt marginale et où l’on pouvait, pour quelques sous, se retrouver entre habitués autour d’un café bien chaud.

Thibault descendit un escalier en béton et se retrouva sur la place même. A sa gauche, un parterre de terre noire et sale laissait surgir quelques horribles plantes rabougries. Et planté au milieu de tout ça, une hideuse croix de métal avec à côté un écriteau sur lequel on pouvait lire qu’ici très exactement Jeanne d’Arc fut brûlée vive le trente mai 1431. « C’était donc là » pensa Thibault. Jeanne d’Arc, la pucelle d’Orléans, chef de guerre intraitable se battant comme un homme ; elle, qui se disait inspirée par Dieu et dont la personnalité fit basculer le destin du royaume de France était morte ici sous le coup d’une accusation mensongère, héroïne virginale à laquelle l’idéal élevé et chevaleresque fut broyé par de basses intrigues politiques dont elle fut l’innocente victime.

Que restait-il de cette époque ? Un peu de terre fétide sur laquelle venaient pisser les chiens des bonnes bourgeoises et sinon les souvenirs, une martyre promue au rang de héros national, faite sainte par l’Eglise catholique et qui alimentait tout un décorum idéologique pour nationalistes en mal de repères.

Mais Jeanne d’Arc n’était pas morte pour tout le monde et Thibault le découvrit immédiatement en passant l’église pour se retrouver dans l’autre partie de la place du vieux marché, la vitrine touristique de la ville. Car Thibault vit tout de suite que Jeanne d’Arc, c’était rentable. La place était pavée et bordée de maisons à colombages du plus bel effet, aux poutres fraîchement repeintes. Sur la droite, c’était les banques, orgueilleux bâtiments où les nouveaux riches venaient entasser leur argent, rassurés qu’ils étaient par l’emplacement prestigieux et le renom de l’établissement. En face, un chapelet de bars et de restaurants tous plus huppés les uns que les autres. On y trouvait de tout : un florilège de fruits de mer, des huîtres, des coquilles saint Jacques à la Normande, des moules en veux-tu en voilà, mais aussi des bulots, du crabe, des crevettes et autres écrevisses. C’était sans compter sur les poissons, eux aussi omniprésents. C’était une débauche de truite aux amandes, de sole à la Normande, ailes de raie sauce gribiche, harengs marinés à la Dieppoise, des limandes, de la lotte, et bien entendu du saumon fumé ou en papillotes. La viande, de son côté, n’était pas en reste. Les restaurants offraient la sacro-sainte entrecôte sauce marchand de vin, mais aussi de la bavette d’aloyau sauce échalotte et une ribambelle de viandes rouges ou blanches à la normande : bœuf braisé à la normande, lapin à la normande, escalope de dinde à la normande, poulet à la normande… Néammoins, la vedette de toute cette fièvre gastronomique, c’était le canard. On le servait de mille façons : du canard sauce poivre vert, du canard sauce chasseur, du canard sauce myrtille, du canard à l’orange, du canard à la Rouennaise et bien évidemment l’incontournable et tellement rare canard au sang.

Thibault savait que les restaurants de la place du vieux-marché faisaient toujours le plein. Non pas que les Rouennais étaient riches, mais parce que Jeanne d’Arc faisait vendre. D’ailleurs, à marcher sur la place, il voyait déambuler des touristes vainement en quête de quelque chose de typique. Il y avait là toutes les nationalités : des Anglais, bien sûr, les plus nombreux, mais aussi des Allemands, Hollandais, Espagnols, Italiens, quelques Américains, une poignée de Russes mais les plus curieux, c’étaient les Japonais. Ceux-là, ils semblaient débarquer de la planète Mars. D’abord, ils étaient habillés d’une bien curieuse manière : savamment décontractés, ils ressemblaient à des bohémiens, mais des bohémiens impeccablement propres. Ensuite, toujours en groupes, souriant timidement, il se baladaient sagement, en bon ordre, indifférents à la populace qui les entourait. Enfin, presque par réflexe, ils bombardaient les monuments de clichés photographiques et numériques afin de prouver à leurs compatriotes que oui, il y étaient vraiment allés dans la ville aux cent clochers…

Thibault longea les restaurants, dépassa la moderne et aquatique église Jeanne d’Arc et s’engouffra rue du gros horloge. Il pensait que les restaurants ici, c’était des pièges à touristes. Il pensait aussi à son boulot, son avenir, ce qu’il allait faire ici. Il se sentait conquérant, enthousiaste car pour lui, la ville, c’était avant tout les femmes. Il n’avait pas accepté ce poste par plaisir ni pour s’insérer dans la société mais parce que dorénavant il était en position avantageuse pour séduire la gent féminine. Il voulait se gaver de culs. Et en se promenant, ce n’était pas les pans de bois qu’il regardait mais bien plutôt les culs. Et rue du gros horloge, il y en avait pléthore. La rue tourbillonnait de culs. Des culs de tous âges et de toutes confessions. Des culs ronds, des culs plats, des culs anorexiques, de gros culs. Des pleins de cellulite, des juste avec la peau sur les os, des culs fermes, d’autres mous ; des culs avec de la peau d’orange, d’autres lisses et rebondis. Des culs ridés, des couperosés, des culs verruqueux, des spongieux, mais aussi des culs gracieux, des tout en courbes, certains plus anguleux. Il y en avait d’étroits, d’autres larges, des paresseux, d’autres sportifs. Des culs roses, des culs noirs, quelques bistres… Des culs, des culs, des culs, Thibault ne regardait que les culs. Et tout au long de sa promenade, les culs l’incitant à fantasmer, il se prenait à rêver à toutes ces femmes qu’il voulait étreindre, à tout ce plaisir sensuel qui l’attendait et pour lequel il était prêt à toutes les compromissions.

Remontant par la rue des carmes, il continua sa chasse aux culs, puis, tournant rue ganterie, il rentra chez lui, décontracté et plein d’espoir. Lui qui avait toujours vécu chez ses parents, c’était la première fois de sa vie qu’il vivait en célibataire. Et pour son premier soir sans sa famille, il se sentit terriblement seul. Il eut beaucoup de mal à s’endormir cette nuit là.



Au travail


La première semaine qu’il passa à Rouen fut pour Thibault très difficile : il souffrait énormément de la solitude. S’il téléphonait tous les jours à sa mère, dès qu’il raccrochait, c’était encore pire. Comme il ne connaissait personne, il se promenait dans la vieille ville dont il apprivoisait petit à petit les rues étroites et étouffantes. Enfin vint le premier jour de travail. Il bossait rue de la chaîne ce qui tombait bien car comme il n’avait pas encore les moyens de se payer une voiture, il pouvait y aller à pied. Ce qu’il souhaitait par dessus tout, c’était d’avoir des collègues de travail jeunes et jolies, qu’il pourrait draguer à loisir. Il fut très vite déçu : les deux secrétaires qui l’assistaient avaient l’avantage d’être féminines, certes, mais elles avaient toutes deux la cinquantaine et étaient mères de famille. Par contre son quotidien n’était pas des plus pénibles : il voyait peu son patron, qui d’ailleurs ne l’embêtait guère quand au collègue qu’il était destiné à remplacer, il était assez agréable. Il passait ses journées à accueillir les clients, les renseigner sur les produits et placement proposés, éventuellement signait les contrats. Le plus dépaysant, c’était les rares rendez-vous extérieurs qu’il faisait avec son collègue, ça mettait un peu de folie dans le train-train quotidien mais bon, tout ça restait quand même assez ennuyeux. Il avait la nette impression de s’acquitter de sa tâche sans erreurs ni brio, l’ambiance était assez bonne, il se sentait intégré et son boss avait l’air d’être content de lui. « Quand même, se disait-il, ça manque singulièrement d’intérêt » Ce qu’il faisait était si monotone qu’il se demandait de quelle manière il pourrait mettre du piment dans sa vie. Il pourrait, s’il le voulait, boire de l’alcool mais boire seul, c’était terriblement ennuyeux et puis s’il voulait garder son job, il avait plutôt intérêt à se limiter question bouteille. Ce qu’il lui fallait, c’était des amis de son âge mais comment s’en faire ? Bien sûr, il pouvait aborder les gens dans la rue en leur proposant de leur payer un verre mais il pressentait que s’il agissait ainsi, il ne récolterait qu’incompréhension, voire même de l’hostilité car les gens n’aiment pas qu’on les bouscule dans leurs habitudes. Il y avait bien les clubs de rencontre, mais il avait peur de ne s’acoquiner qu’avec des marginaux qui n’ont que leur mal être à partager et puis il se méfiait des gens qui faisaient du fric sur la misère humaine. C’est pourquoi après le boulot dans son appartement il téléphonait aux à ceux qui tenaient vraiment à lui : sa famille, et il leur racontait à quel point il se sentait seul.

Un de ces nombreux soirs où il désespérait de solitude, il entendit quelqu’un frapper à sa porte. Il ouvrit. C’était son voisin du dessous ; il le reconnaissait car il l’avait déjà croisé plusieurs fois dans l’escalier. c’était un homme de petite taille, maigre, d’une cinquantaine d’années. Ce qui était frappant en lui, c’était qu’il avait l’air très pauvre et très malade : une chevelure poivre et sel, hirsute, mal entretenue agrémentée d’une moustache sale couvrait en partie un visage creusé par la vieillesse. Son teint, livide et cireux laissait à penser qu’il avait un foie cirrhotique ou quelque maladie de ce genre. Seuls ses yeux d’un noir intense incitaient à penser qu’il était encore au monde. Mais le plus repoussant, c’était ses vêtements. Il portait une chemise usée et incolore, presque difforme et dont les manches rapiécées, les boutons manquants cachaient maladroitement un torse rachitique. A sa taille, une ceinture grossière retenait un jean trop grand, tellement délavé et sale qu’il en était triste. Le pantalon retombait en plis poussiéreux sur des mocassins d’occasion.

L’homme, qui s’appelait Jean-Claude, prit la parole : « Excusez-moi monsieur, vous êtes jeune et j’ai besoin d’aide »

Thibault gonfla le torse, respira calmement et dit poliment : « Que puis-je faire pour vous monsieur ? »

-C’est que…voilà, dit-il d’un ton embarrassé. Je suis très embêté et surtout j’ai besoin d’aide.

-Qu’y a-t-il ?

-Venez voir.

Ils descendirent un étage et atterrirent chez Jean-Claude. Première droite. Il ouvrit la porte. Ils entrèrent. C’était la première fois que Thibault entrait chez un autre locataire. Il n’avait jamais vu un intérieur comme ça avant. Comme chez lui, la porte donnait sur la cuisine, mais là, c’était une cuisine qui semblait anachronique. Sur la droite, il y avait un meuble en formica marron tout droit sorti des années soixante dix. Au fond, un évier et un frigo maladifs, faméliques avec posés dessus le strict nécessaire : un peu de produit à vaisselle bon marché et une vieille éponge usagée. A gauche, posée contre le mur, se trouvait une vieille table en plastic blanc d’un autre âge avec deux chaises de bois vermoulu.

« C’est par là » faisait Jean-Claude.

Ils entrèrent dans la chambre. C’est là qu’il la vit. Elle était couchée sur le vieux lit branlant, complètement immobile. Elle était noire, peut-être quinze ou seize ans, elle était belle. Ses longues tresse noires reposaient calmement sur ses épaules, un pull violet et chaud laissait transparaître sa poitrine opulente. Elle avait une mini jupe noire, des collants verts qui mettaient en valeur ses jambes galbées. Ses chaussures à talons soulignaient une féminité vulgaire. Elle était belle mais elle était morte. En tous cas elle ne bougeait plus. « C’est sûrement une pute » pensa Thibault. Il s’approcha de son visage, un visage fin et gracieux, à la peau marron clair. Un instant, il eut l’envie de la déshabiller pour faire l’amour dans son vagin encore un peu chaud, embrasser ses seins désormais flasques, profiter de son éternelle concupiscence de cadavre mais il détourna ses pensées rapidement, dégoûté de lui-même.

Il lui donna une légère claque : « Madame ? Madame ? » Elle ne bougeait pas. Il tâta son pouls mais comme il ne savait pas le faire, il doutait. Il n’avait jamais vu un mort de toute sa vie, il n’était pas préparé à cela d’autant plus que c’était encore une enfant qui gisait là, victime innocente de la guerre économique et sexuelle. Il était bouleversé.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » Demanda-t-il à Jean-Claude. Il répondit, comme pour s’excuser : « Je suis très seul, vous savez, alors je vais aux putes. Ca m’occupe. Je crois qu’avant de venir, elle avait pris de la drogue. »

-Quelle drogue ?

-Je ne sais pas, mais sûrement pas que du haschisch.

-Je vais appeler les pompiers.

Il monta chez lui prendre son portable et fit le 115. Il était abasourdi. Il alla dans la cuisine et demanda un verre. Jean-Claude lui servit deux pastis. Thibault demanda : « Et vous en faisiez venir souvent chez vous des prostituées ? »

-Dès que j’ai un peu de sous.

-Et vous la connaissiez ?

-Un peu. Elle s’appelait Vicky. Elle travaillait près de la gare. Je crois qu’elle prenait de l’héroïne mais je n’en suis pas sur.

Thibault décida de lui faire la morale : « Vous savez, c’est à cause de gens comme vous que ces femmes là meurent. Si vous n’étiez pas là à profiter d’elles, elles vivraient bien tranquillement dans leur village. »

-Ce n’est pas moi qui l’ai tué ! S’écria Jean-Claude sur la défensive. Je ne suis pas un dealer ! Vous savez, je suis vieux, pauvre et malade, et en plus je suis très laid. Aucune femme ne veut de moi. Je suis condamné à payer pour baiser. Les putes, c’est le bonheur du pauvre. Ca devrait être reconnu d’utilité publique. D’ailleurs, si c’était remboursé par la sécurité sociale, tout ça ne serait jamais arrivé.

« Les putes remboursées par la sécu ! » Thibault était sidéré. Il lui demanda : « Et pourquoi vous ne vous contentez pas de la masturbation ? »

-La masturbation, on s’en lasse vite, au moins avec une pute on peut parler, raconter sa misère. Vous savez… Si on n’éprouvait pas le besoin de parler, on n’éprouverait pas le besoin d’aller aux putes… Avec Vicky et toutes les autres, je faisais comme si. Comme si j’étais un homme comme les autres.

-Parce que vous n’êtes pas un homme normal ?

-Non je ne suis pas normal. Je suis malade, je vous dis.

-Et vous avez quoi ?

-J’ai passé dix ans à l’hôpital. Là bas ils ont dit que j’étais fou et puis un beau jour ils m’ont libéré. Depuis je touche une pension. Regardez ma carte !

Jean-Claude lui montra une carte au nom de la COTOREP. Il y était spécifié qu’il était handicapé à 80% et qu’il était sous tutelle. « Je suis vraiment tombé dans un drôle d’endroit » Pensa Thibault « Si tous les locataires sont comme ça, ça promet pour la suite ».

On frappa à la porte. C’était les pompiers. Ils avaient fait vite. Ils entrèrent, virent l’étendue du désastre. On appela la police. Un médecin arriva, constata le décès. Puis ce fut au tour de la police. A coup sûr, il allait y avoir une enquête. Les flics posèrent des questions à Thibault et Jean-Claude, puis aux autres locataires, qui, attirés par le bruit, erraient dans les couloirs. Quand on n’eut plus besoin de lui, Thibault partit se coucher. Le lendemain au boulot, il ne se sentait pas bien du tout…

Le restant de la semaine lui parut particulièrement déprimant. Pour se changer les idées, il décida de passer le week-end chez ses parents, à Neufchâtel. Il arriva le samedi vers seize heures. Josiane, Maurice et Vanessa étaient là pour l’accueillir. Ils s’engouffrèrent dans la voiture, direction la maison où ils prirent un apéritif. Ce fut surtout sa mère qui lui posait des questions : « Tu ne t’ennuies pas trop mon chéri ? » « Et au boulot, ça se passe bien ? » « Tu as assez à manger ? » « Et les voisins, ils sont comment ? » C’était la question à ne pas poser. Il raconta l’histoire de Vicky, tous l’écoutèrent complètement abasourdis. « Il faudrait que tu déménages » Fit Maurice calmement. Mais pour aller où ? Thibault n’était pas trop d’accord. Il n’avait vraiment pas envie de porter des meubles une deuxième fois et puis dans moins de six mois maintenant, si tout se passait bien, il pourrait trouver bien mieux. Vers vingt heures, il passa quelques coups de fil à ses amis restés au pays, qui bien évidemment l’invitèrent à boire un verre dans un bar du centre ville. Il prit peu après congé de ses parents pour aller voir ses amis. Il passa une soirée très agréable. Il faut dire qu’il en était la vedette, tous l’écoutèrent raconter ses frasques Rouennaises avec la plus grande attention. Il en rajoutait, jouait au héros urbain. Il était le centre d’attention ce soir là et il aimait vraiment beaucoup. Il partit se coucher quand le bar ferma et traîna longuement au lit le lendemain matin. Il se leva vers midi, regaillardi. Il eut juste le temps de prendre une douche rapide avant de se mettre à table car il le savait, comme tous les week-ends, c’était le grand repas en famille. Depuis toujours, le dimanche, on mangeait dans le salon. C’était un salon ordinaire, avec ses murs en papier peint blanc, souvent masqués par des peintures néo impressionnistes représentant la côte normande. Il y avait aussi des meubles anciens, bonnetières, vaisseliers, et même, signe extérieur de richesse, une bibliothèque en merisier dans laquelle il y avait des livres que personne ne lisait jamais. Au centre, une massive table en chêne sur laquelle on avait dressé une nappe fleurie accueillait le repas dominical. Josiane, qui était aux fourneaux depuis onze heures, s’affairait dans la cuisine tandis que les autres membres de la famille prenaient un apéritif en devisant gaiement. Dans un coin, la télé était allumée, branchée sur TF1. Pour l’instant, c’était le juste prix. Josiane apporta les entrées, de la mousse de canard avec du pain de campagne, du saumon fumé sur lit de blinis, des carottes râpées sauce vinaigrette et une salade de haricots sauce à l’ail. Josiane invita Thibault à manger pour quatre, car de toute façon il y en avait trop. De son côté, Maurice déboucha une bouteille de côtes de Blaye. Comme il était treize heures, Maurice demanda à augmenter le son de la télé car il voulait regarder les informations. Claire Chazal était là, impeccable madone dominicale qui annonçait sobrement les titres : « Bonjour et bienvenue. La petite Sandrine est toujours portée disparue depuis jeudi soir 17 heures. Les policiers sont toujours à sa recherche… Jacques Chirac en visite à Brest a déclaré être prêt à combattre les voyous des mers et a décidé toute une série de mesures pour enrayer la prolifération des bateaux poubelles… Les ouvriers de Fos sur Mer toujours en grève suite au nouveau plan de restructuration décidé par la direction des chantiers navals… Dans ce journal nous irons aussi en Ethiopie où de nouveau la famine menace l’est du pays. Un reportage bouleversant… Enfin sports, le Paris Saint Germain reprend la tête du championnat suite à sa victoire sur Lorient… » Du côté de la famille Guéroult, on finissait les entrées ; la voix de Claire Chazal déversait la grand messe médiatique d’une voix qui semblait hypnotiser tout le monde. Personne ne parlait. Puis Josiane se leva et apporta le plat de résistance. C’était un gigantesque gigot d’agneau piqué à l’ail, avec en accompagnement des pommes de terre sautées et des flageolets en abondance. On s’exclama sur la taille du gigot, Maurice remplit les verres qui étaient vides puis il déclara : « Vous avez vu, la petite Sandrine, elle a du être victime d’un sadique. Pauvre fille. » Thibault pensait à Jean-Claude, il se disait que s’il n’avait aucun scrupule à coucher avec une prostituée de quinze ans, il n’en avait peut-être pas non plus pour les gamines comme Sandrine. Josiane continua : « On n’est plus en sécurité en France, les pervers courent les rues quand aux jeunes, ce sont tous des drogués ! » « Arrête, maman ! » Fit Vanessa. « Tu dis n’importe quoi ! »

-Je ne dis pas n’importe quoi, répliqua-t-elle, regarde le voisin de Thibault, c’est un pédophile. Moi je dis, ces gens là, ils devraient être en prison !

-Je ne sais pas si c’est un pédophile dit Thibault, en tous cas c’est sûr qu’il n’a pas toute sa tête.

-Si ça se trouve, la femme noire, c’est lui qui l’a tué, essaya Maurice.

-Je ne sais pas. Espérons que la police fasse bien son travail.

-Quand même, on est entouré par une belle bande d’obsédés !

-Ca c’est bien vrai ! Lança Josiane, pensons à nos enfants ! Les tordus ! La drogue ! Si ça ne tenait qu’à moi tous ces voyous iraient en prison !

-La prison ! La prison ! Tu n’as que ce mot là à la bouche ! Tu as été jeune toi aussi, non ? Alors sois plus tolérante ! Fit Vanessa d’un ton plaintif.

-Je pense à ton avenir, ma chérie, à ton âge, on ne voit pas le mal dans le cœur des gens mais crois-moi ma fille, tous les hommes sont des pervers !

-Mes copains ne sont pas des pervers !

-Tes copains ! Fit Josiane les yeux au ciel, parlons-en de tes copains ! Tous ces bons à rien, ces drogués ! Tu devrais les fuir, oui ! Et travailler à l’école plutôt que de traîner jusqu’à plus d’heures avec tes soi-disant amis ! Regarde Thibault ! Lui, il a fait un BTS et maintenant il a un travail. Et tu diras quoi quand à seize ans tu te retrouveras au chômage ! C’est tes copains qui vont te trouver du boulot peut-être ?

-Je te déteste, maman ! Je te déteste !

Vanessa quitta la table familiale pour aller se réfugier dans sa chambre. Personne ne dit mot pendant cinq longues minutes puis Josiane alla chercher sa fille. Il faut croire qu’elle trouva les mots pour la réconforter car elle revint calmée. Pendant ce temps, Claire Chazal continuait sa litanie : « Dans la région de l’Ogaden, à l’est de l’Ethiopie, la sécheresse a crée une famine sans précédent. Des centaines de jeunes enfants meurent chaque jour des suites de la malnutrition. Malgré l’aide humanitaire qui commence à s’organiser, là bas c’est le drame pour de nombreuses familles de paysans pauvres. Un reportage de notre rédaction. » Josiane, qui voulait que tout le monde se sente bien, proposa : « Qui est-ce qui veut une deuxième tranche de gigot ? » Toute la famille se resservit avec plaisir. Maurice embraya sur un ton malicieux: « Alors Thibault, il y a de belles poules à ton boulot ? »

-Oh ! Elles ont l’âge de maman.

-Et alors ? Fit Josiane. A cinquante ans on est encore jeune !

-Et les autres locataires, il n’y en a pas une de bien roulée ? Reprit Maurice.

-Je ne sais pas, je ne les ai pas encore tous vus.

-Espérons que tu nous ramènes une petite fiancée… Fit Josiane rêveusement.

-Laisse-le, il a le temps.

-Quand même, continua-t-elle, ce serait bien qu’on soie grand parents.

-Foutez-moi la paix avec vos histoires de mariage ! Hurla Thibault. Vous ne pensez qu’à vous ! Laissez-moi faire ce dont j’ai envie. Les enfants, la fiancée, tout ça, ça viendra bien assez tôt.

Thibault était énervé. Se marier ? Pourquoi faire ? Il avait encore le temps. Pour l’instant il voulait s’amuser, profiter de sa jeunesse. Les responsabilités, il avait tout le temps pour y penser. Pour protester contre cette intrusion dans sa vie privée, il décida de ne plus trop participer à la conversation qui de toute façon n’avait rien de passionnant. Il rejoignait ainsi sa sœur dans le camp des boudeurs ce qui n’avait pas l’air de gêner ses parents qui continuaient à deviser comme s’ils étaient tout seuls. Autant la veille il avait pris du plaisir à retrouver sa famille, autant aujourd'hui il les trouvait insupportables d’égocentrisme, alors il ne pipait mot et attendait. On servit un gargantuesque plateau de fromage : du camembert, bien sûr, mais aussi du pont l’évêque, du livarot, un neufchâtel et un reste de gruyère. Puis ce fut le dessert : une tarte tatin énorme. Thibault avait tellement mangé qu’il dut déclarer forfait pour la tarte ce qui le chagrinait car elle avait l’air fort appétissante. Enfin ce fut l’heure du café. Il demanda la permission de téléphoner à ses amis et partit presque aussitôt chercher leur compagnie. Il revint vers dix-sept heures, Maurice regardait le sport à la télé (c’était la coupe Davis), Josiane faisait un peu de ménage. Il lui restait une heure avant de prendre le train. Il goûta, prépara les affaires que sa mère lui avait préparé puis ce fut le moment du départ. Toute la famille l’accompagna jusqu’à la gare ; sa mère lui prodigua des conseils de mère de famille, son père lui dit de bien faire attention et sa sœur l’embrassa tendrement. Puis le train partit en direction de la rue des bons enfants, de la ville et de ses feux, et qui donnaient à Thibault tellement d’espoir…


Tristes locataires.



Un soir que Thibault rentrait du travail, il fut abordé par un homme la quarantaine bien passée. Il avait des cheveux longs, blonds, une moustache fournie qui cachait en partie le teint rougeaud de ses joues. Il était habillé d’un pull noir, d’une veste en daim style iroquois. Sa taille était ceinte d’une bande de vieux cuir fixée par une boucle en forme d’aigle. Le tout servait à retenir un antique jean 501 sale et malodorant qui faisaient pressentir l’individu négligé. A ses pieds une paire de santiags démodés indiquait immanquablement un amateur du style country. L’homme, qui semblait le connaître, s’adressa à lui ainsi : « Salut ! Tu es locataire au dix-sept, Hein ? Je suis Patrick, le voisin du dessous. Comment ça va jeune homme ? »

Thibault répondit, un peu gêné : « Ca va bien. »

-Tu t’appelles comment ?

-Thibault.

-Bonjour Thibault. Alors, tu fais quoi dans la vie ?

-Je travaille, je suis conseiller clientèle.

-Conseiller clientèle ! Oh là là ! Mais c’est bien ça ! Tu dois gagner un max de thunes ! Qu’est ce que tu fous chez le docteur Chambord ?

-Je suis en CDD et…

-En CDD ! Ah, c’est dommage…Mais viens, je te paie un pot !

Thibault n’avait pas très envie de prendre un verre avec cet homme. Il se méfiait. Il se disait qu’une telle convivialité, c’était louche. Mais il n’avait pas de raisons de refuser, et puis… Il ne voulait pas le vexer. A contrecoeur, il accepta. Comme ils étaient tout près de chez eux, ils entrèrent dans un bar-tabac de la rue qui faisait aussi loto : le narval. Thibault n’y avait jamais mis les pieds. C’était un bar pour prolétaires, qui sentait la France qui peine. Pas de terrasse, pas de jolies filles à l’intérieur. D’ailleurs, vu de la rue l’aspect avait l’air banal : une large porte vitrée surchargé de publicités diverses, avec au dessus le nom du bar en lettres blanches sur fond rouge. Mais la spécialité du bar, c’était les jeux. On jouait à tout au Narval : Au tiercé, au deux sur quatre, au loto national, au loto sportif, au keno, à l’euromillions ; sans oublier non plus les innombrables jeux à gratter : astro, banco, millionnaire, goal, pharaon, tacotac… Les clients allaient et venaient seuls, en couple, en bandes, pour valider leur bulletin et toucher le pactole. Il y avait les joueurs pressés, les joueurs angoissés, les compulsifs, les détachés, ceux qui y croient, ceux qui n’y croient plus, les désespérés et autres illuminés, tous animés par la passion du jeu et l’envie de toucher le gros lot, pas les petits gains, non, le jackpot, celui où on peut vivre comme à la télé, avoir la villa avec piscine, la ferrari rouge et le mannequin qui allait avec. Parfois, les fées du destin faisait gagner quelques dizaines d’Euros à un joueur anonyme, celui-ci, avec son gain, se remettait à jouer d’une frénésie redoublée jusqu’à ne plus rien avoir en poche. Alors il quittait le lieu, dépité mais décidé à revenir demain. Quand il leur restait quelques sous, les clients du narval se mêlaient aux passants pour acheter du tabac. Camel, Marlboro, Gitanes maïs, interval, caporal dugrix, il y en avait pour tous les poumons. Le tenancier, impassible, vendait tous ses vices avec une égale indifférence, habitué qu’il était à voir défiler devant lui les représentants les plus marginaux de l’espèce humaine. Enfin, dans la salle, il y avait les buveurs, les clients les plus réguliers. D’abord, on voyait ceux du comptoir, avachis plus qu’accoudés, discutant des heures avec la patronne de tout et de rien, enchaînant les apéritifs comme si c’était du petit lait et qui ne se décollaient du zinc que lorsque les patrons les y poussaient. Ensuite, il y avait les assis, souvent très seuls, lisant les journaux ou faisant leurs jeux et dont le regard semblait vide à force d’avoir trop bu.

Ils entrèrent et s’assirent à une table vide. La serveuse, flairant le bon client, vint tout de suite prendre les commandes : Patrick prit une pression, Thibault se contenta d’un sirop. « Il a besoin de parler » pensa Thibault avec une pointe de condescendance, « J’espère qu’il n’est pas trop pénible ». « Alors comme ça tu loges rue des bons enfants, mon gars »

-Oui.

-Je me demande comment un jeune comme toi, qui a un travail fait dans ce crève-cœur.

-C’est que je suis en CDD. Je ne peux pas trouver mieux pour l’instant.

-Et les autres locataires, tu les connais ?

-Je ne connaît que Jean-Claude. C’est moi qui ai appelé les pompiers quand il m’a montré le cadavre.

-Sale histoire, hein ? Il est comme ça Jean-Claude, il ne pense qu’aux femmes… Et comme il est vieux, pauvre et laid, il claque tout son fric en putes.

-Ca risque de se retourner contre lui toutes ces histoires…

Patrick voulut changer de sujet : « Tu as déjà vu Donatien ? »

-Non, qui c’est ?

-C’est un des deux locataires du rez de chaussée, il était avocat, mais il a été radié de l’ordre, et comme il n’a plus d’argent il a atterri ici. Bientôt, il va passer en appel.

-Et l’autre locataire, qui c’est ?

-C’est Maria, elle est aide soignante, elle, elle est trop barrée dans la religion. Elle ne parle que de Dieu.

-Elle est brune, avec des cheveux bouclés, c’est ça ?

-c’est ça.

-Je l’ai croisée une ou deux fois.

-Et Céline, tu connais Céline ?

-Non.

-Quel dommage ! Quand tu la connaîtras mieux, tu ne voudras plus t’en séparer. Tu as de la chance, elle habite juste la porte en face! Elle est étudiante, en licence de sociologie.

-c’est une intello alors!

Patrick prit un air songeur : « Si on peut dire… » Puis il se reprit « Quand à moi… J’ai plein d’argent sur mon compte mais je ne peux pas en profiter… »

-Pourquoi ?

-Ma mère, cette salope, m’a mis sous tutelle alors je bois et je joue. J’ai de l’argent à moi, mais comme je suis sous tutelle, ma mère ne me donne que 80 Euros par mois. Comment je peux faire mes jeux avec ça ? Pourtant, je ne comprends pas, je ne ferai pas de mal à une mouche… D’accord, je bois un peu trop parfois mais bon, c’est parce que je suis mal. Ma mère m’empêche de mener ma vie, pour elle je suis fou. Je ne suis pas fou ! Tout ce que je veux, c’est récupérer mon argent pour partir dans les îles, à Tahiti ou la Réunion, là bas je vivrai à l’ombre des cocotiers, à siroter ma bière tranquillement, sans que ma mère ne vienne m’emmerder. Le bonheur quoi! »

Thibault pensait qu’il avait affaire à un fou, un peu du genre de Jean Claude. En tous cas, c’était quelqu’un à éviter. Il décida de prendre congé : « Excuse-moi, mais je dois m’en aller, j’ai une course à faire. »

-Pas de problème, Thibault, à la prochaine ?

-Oui oui, c’est ça, à la prochaine !

Il eut juste le temps de voir Patrick reprendre une bière avant de prendre la direction de chez lui. Dans l’entrée, il croisa les deux locataires du rez de chaussée qui faisaient la conversation. Maria, une petite brune d’environ quarante ans, encore belle malgré son âge mûr, s’enfuit dès que Thibault arriva. L’autre personne, c’était Donatien. Thibault se dit qu’il ne devait pas souvent passer inaperçu. Donatien était une montagne : il devait faire deux mètre de haut, les traits du visage négroïdes, avec de petits yeux rieurs. Ce qui frappait le plus, outre sa taille immense, c’était qu’il était énorme. Son ventre gigantesque faisait penser à une baudruche noire sur le point d’éclater. Ses jambes, déformées par la cellulite, étaient à peine cachée par un pantalon noir élimé. Ses bras et surtout ses mains, adipeuses étaient monumentales. « Il devrait faire du sumo, cet homme » pensa Thibault. Donatien, en voyant Thibault, se fendit d’un sourire tendre et dit : « Bonjour jeune homme ! »

-Bonjour monsieur.

-Je viens de te croiser, tu étais au narval avec ce dégénéré de Patrick.

-C’est ça, oui.

-Evite ce genre de fréquentations si tu ne veux pas avoir d’ennuis, mon garçon. Lui et Jean-Claude, ce sont des psychopathes.

-Ce sont surtout de pauvres gens, répliqua Thibault.

Donatien manqua de s’étrangler : « Des pauvres gens ! Ces tarés ! Ces malades ! Je te parie qu’il t’a fait le coup de l’argent-qu’il-a-sur-son-compte-mais-qu’il-ne-peut-pas-en-profiter-car-il-est-sous-tutelle. Cet homme est un malade mental et la folie, c’est comme la grippe, c’est contagieux, alors mon garçon, si tu ne veux pas qu’il te refile sa pathologie, fuis le comme la peste ! Il est dans son monde ! Il ne suit pas les règles, tout ce qu’il cherche c’est t’imposer sa pathologie. Fuis le ! Sa place à lui et aussi à Patrick, c’est à l’asile, shooté aux médicaments et entouré de professionnels ! Certainement pas au cœur de la cité ! »

Thibault était choqué par ces propos : après tout, ces gens avaient bien le droit de vivre : « Si ils ne font de mal à personne, pourquoi les enfermer ? »

-Mais tôt ou tard ils feront du mal à leur entourage ! Moi, je suis pour une société de contrôle psychiatrique, ce serait toujours mieux qu’une société de contrôle policier ! Tu sais, jeune homme, moi j’en ai vu dans les prétoires des malades de ce genre, ils finissent bien souvent en prison et c’est bien fait !

Thibault était de plus en plus choqué : « Mais s’ils sont fous, ils ne sont pas responsables, non ? »

-Pas responsables ! Pas responsables ! On choisit sa folie, mon gars ! Ils se réfugient dans la pathologie car ils refusent d’être traités en adultes. Et quand ils font des conneries, au tribunal, ils sont là : « Mais c’est pas de ma faute ! Je suis une victime ! » Et ils espèrent apitoyer les juges. Seulement c’est trop tard, ces gens là, ils veulent bien être normal pour toucher les allocations, mais quand ils sont devant le juge, là ils ne sont plus responsables de rien ! Si ça ne tenait qu’à moi, je les enverrai tous dans des camps de rééducation par le travail !

Thibault était sidéré, comment pouvait-on à ce point manquer de compassion ? Pourtant, il doutait. Car l’argumentation de Donatien tenait la route, il les traitait comme si ils n’étaient pas malades, alors comme ils l’étaient quand même un peu, il se faisait accusateur…

Donatien reprit : « Et toi, Thibault, que fais-tu dans la vie ? »

-Je suis conseiller clientèle en assurances.

-Tu es assureur ! Ah ça ! Les banquiers et les assureurs, quelle belle bande d’escrocs !

-Et les avocats alors ?

L’argument avait porté. Donatien se fit plus sombre : « Le problème avec les hommes, c’est qu’on est prêt à faire n’importe quoi pour gagner de l’argent. La dignité, la morale, ça pèse pas bien lourd en face d’un bon salaire. » Il fut silencieux quelques instants puis ajouta : « Nous les humains, on serait prêt à traverser des océans de merde pour gagner de l’argent et tout ça pour quoi ? Pour se payer la mercedes qui nous permettra d’enfoncer notre phallus dans ce cloaque immonde, cette grotte répugnante qu’est le vagin de la femme. Elle est bien pathétique la condition humaine ! »

Thibault réfléchit ; c’est vrai qu’il était prêt à tout pour faire l’amour à une femme, mais il n’avait jamais vu les choses sous cet angle là. Il se disait que Donatien était un personnage bien singulier. Au moins, il n’était pas fou, c’était déjà ça. Il prit congé puis rentra chez lui, songeur…




Le train train quotidien



A son travail, les jours se suivaient et se ressemblaient pour Thibault. Les gens n’étaient pas désagréables, il se sentait en confiance mais chaque heure passée à vendre des contrats d’assurance étaient pour lui des heures d’insupportable ennui. Il se consolait en se disant qu’au moins, il ne faisait pas un boulot pénible comme son père avait fait toute sa vie durant, et puis, à la fin de chaque mois, il y avait un salaire qui lui permettait de vivre à l’abri du besoin. Il restait prudent dans ses dépenses, car il se disait qu’au bout de son contrat, il pouvait se retrouver au chômage ce qui fit qu’après deux mois, il avait un minuscule capital.

Un soir qu’il rentrait de son travail, il rencontra enfin sa voisine d’en face. Il comprit tout de suite pourquoi elle suscitait tant d’intérêt. Elle était magnifique. Tout en elle exprimait la grâce et la beauté. Son visage, fin et cristallin, indiquait la noblesse. La forme en était ovale, harmonieuse, avec des pommettes saillantes qui soulignaient à merveille ses grands yeux bleu clair. Son nez aquilin descendait doucement jusqu’à une bouche large et sensuelle. Son teint était rose, frais et une chevelure blonde et abondante illuminait le tout. Son corps paraissait mince et svelte, les jambes longues et fuselées, la taille étroite, la poitrine opulente. Les dieux semblaient l’avoir sculpté pour les plaisirs de l’amour.

Comme ils se trouvaient ensemble sur le palier, il décida de l’aborder : « Bonsoir »

Elle se retourna, lui sourit : « Bonsoir »

-Vous devez être très occupée car je ne vous vois pas souvent.

-Je travaille beaucoup. Je suis étudiante et comme si ça ne suffisait pas, je dois me payer mes études, alors j’ai peu de temps à moi.

-Vous êtes étudiante ! Fit Thibault, ravi de trouver un sujet de conversation. Etudiante en quoi ?

-Je suis en licence de sociologie.

-La sociologie, c’est bien compliqué. On s’en sert beaucoup en marketting…

Elle parut dépitée : « Oui… Si l’on veut. C’est une méthode pour comprendre bien des choses » Il y eut un blanc. Il fallait dire quelque chose, sinon elle allait rentrer chez elle. « J’ai plutôt fait du marketting, mais la sociologie, je trouve ça très intéressant. » Elle enchaîna : « Et tu fais quoi dans la vie ? »

Il dit fièrement : « Je suis conseiller clientèle en assurances » Elle semblait déçue : « Ah… Tu es assureur. Mais que fais-tu ici, au dix-sept ? Pourquoi tu n’habites pas en banlieue ? »

-C’est compliqué. Je ne suis pas en CDI, alors j’habite ici faute de mieux, disons.

Elle marqua un instant de silence puis dit : « Tu as besoin de faire les courses en ce moment ? » Il réfléchit. Son frigo était plein, mais il ne voulait pas la quitter. Il dit : « J’allais faire les courses ! » Il se fit alors plus hésitant : « On pourrait peut-être y aller ensemble ? »

-Je vais à Mutant, parce que c’est moins cher.

Il n’avait jamais mis les pieds chez Mutant, il ne savait même pas où ça se trouvait mais répondit « Allons-y pour Mutant ! » Il se sentait fier. Il se disait : « génial ! Elle m’a proposé de faire les courses ! Je lui fais de l’effet ! Un fille aussi bien roulée, quelle chance ! » Elle l’interrompit dans ses rêveries pour lui annoncer : « Je dépose mes cours et j’arrive ! » Elle entrouvrit la porte de sa cuisine, qui était assez sobre et très propre. Sur le mur du fond était collée une affiche sur laquelle on pouvait lire : « Annulez la dette du tiers monde ! » Elle reparut. Plus il la regardait, plus il la trouvait belle et désirable. Cependant, une petite chose le gênait : ses vêtements. Ils étaient abominables : en guise de pantalon, un vieux treillis caca d’oie des surplus de l’armée, aux pieds des docks martins noires, et sur le dessus un pull en grosses mailles tout aussi noir. « Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’est pas très féminine » pensa Thibault. Ils se mirent en route. C’est en descendant les escaliers qu’il commença : « Tu me dis que tu travailles, tu fais quoi ? »

-Je suis téléactrice pour une boite près de la fac de droit.

-Téléactrice ? Et ça consiste en quoi ?

Elle dit d’un ton monocorde et lassé : « Je fais un peu comme toi. Je vends des produits financiers pour une banque. Je fais vingt heures par semaine, je suis payée au smic et si je dépasse l’objectif, j’ai une commission. »

-Et ça te permet de payer le loyer…

-Exactement.

-Tu en penses quoi, toi de cet immeuble ?

-C’est pas cher.

-Et les autres locataires, tu les connais ?

-Tous. Ca fait longtemps que je suis ici.

Il hésita puis reprit : « Il y en a deux… Jean-Claude et Patrick. Il sont un peu bizarres… »

-Ils ne sont pas dans les normes, c’est tout. Maintenant… La société dit qu’ils sont fous, surtout Patrick. Ca sert aussi à ça la sociologie : à défaut d’excuser, on peut au moins essayer de comprendre…

Thibault pensa à Donatien. Visiblement, ils n’avaient pas le même discours. Et comme il avait l’air de l’ennuyer, il décida de changer de sujet : « Et Donatien, tu l’aimes bien ?

-Donatien ? Bof…

-Pourtant il est Africain, tu n’aimes pas l’Afrique ?

Tout à coup, elle s’énerva : « J’adore l’Afrique ! Je veux même y aller ! Mais Donatien, c’est vraiment un gros connard. Lui, Africain ? Je suis sûre qu’il vote front national ! »

Il fallait ne plus lui parler de Donatien : « Tu veux aller en Afrique ? Pourquoi faire ? Du tourisme ? »

-Pas du tout. Je veux faire mon mémoire de maîtrise là bas.

-Sur quel sujet ?

-L’impact de la société de consommation en pays Dogon.

-Ca a l’air passionnant. Mais qui sont les Dogons ?

Elle avait l’air plus gaie, il s’en trouvait plus à l’aise. Elle dit : « Les Dogons, c’est une ethnie Africaine vivant au Mali et qui continue de vivre selon un mode très traditionnel.

-Et tu veux y aller pour étudier comment ils vivent leur rencontre avec le monde moderne…

-Exactement ! Mais Ce n’est pas certain que je puisse y aller. Mes parents sont pauvres, ils ne peuvent pas m’aider, je suis moi même pauvre et malgré le fait que je bosse, je n’arrive pas à mettre de l’argent de côté pour me payer le billet d’avion. Il faudrait un miracle…

Thibault éprouva de la compassion. C’était dommage que faute de moyen, elle ne puisse plus suivre ses études. Elle s’écria : « Nous y voilà ». Ils avaient fait un bon bout de chemin depuis la rue des bons enfants. Ils étaient près du quartier de la croix de pierre, place Saint Marc plus précisément. Thibault ne connaissait pas très bien ces coins là. Le mutant, il le savait, c’était les supermarchés pour pauvres. Et la faune qui hantait ce lieu était des plus hétéroclites : des clochard imbibés de mauvais alcool, des sous prolétaires attirés par le pastis à cinq Euros la bouteille, de pauvres retraités obligés d’être économes, des étudiants sans le sou mais aussi des gens comme tout le monde flairant l’achat malin, la promotion alléchante ou le produit à prix cassé. Des bourgeoises venues incognito croisaient dans les rayons des vagabonds patibulaires, et la foule cosmopolite se disputait les produits à prix réduit dans une frénésie incomparable. Ce qui était bien chez mutant, c’est que c’était démocratique : tout un chacun cédait avec enthousiasme et pour peu de frais à la folie consumériste car chez mutant, il y en avait pour tous les goûts : du débouche chiottes Allemand, du thon à l’huile Ivoirien, des tomates Marocaines, de l’essuie-tout triple épaisseur jusqu’à des hamburgers surgelés comme chez Macdo, à trois Euros les six. Mais le produit star, la tête de gondole, celui qui était dans presque tous les paniers, c’était la citadelle. La citadelle, c’est la beuverie à la portée de toutes les bourses. A trente centimes la canette, cette bière bon marché faisait fureur auprès des alcooliques de tous âges et de toutes conditions qui se l’arrachaient par caddies entiers. Curieusement, les stocks n’étaient jamais à court ; de la citadelle, il y en avait toujours et pour tout le monde d’ailleurs à ce prix là, mutant faisait office de trafiquant d’ivresse publique.

Céline et Thibault entrèrent. Comme ils n’étaient pas spécialement portés sur la bouteille, ils se contentèrent d’acheter des produits de première nécessité : du jambon sous cellophane, du gruyère râpé, des pâtes, du riz, quelques légumes frais ou en boite ainsi q’une poignée de surgelés. Maintenant, il fallait payer. Comme toujours chez mutant, la queue était longue. Les caissières épuisées et épaulées par des magasiniers serviles faisaient défiler les clients aussi vite qu’il leur était possible… Bientôt, ce fut à leur tour et Thibault se rendit compte pourquoi Céline l’avait emmené là : avec tout ce qu’il avait acheté, s’il était allé chez carrefour, ça lui aurait coûté bien plus. La sortie ne fut pas de tout repos : des hordes de SDF sirotant de la vinasse tendaient leurs mains meurtries à la recherche de quelques piécettes, surveillés étroitement par des vigiles nègres qui restaient impassibles.

Les sacs étant lourds, le voyage du retour s’annonçait fatiguant. « Qu’importe ! » se disait Thibault « je suis aux côtés d’une fille splendide, que peut-il m’arriver de mieux ? » Sur le chemin, elle lui parla longuement de sa passion pour l’Afrique, qu’elle aurait aimé faire ethnologie, mais c’était à Paris et elle n’avait vraiment pas les moyens d’étudier à la capitale, la vie y étant beaucoup trop chère. Il avait l’impression que ça faisait des années qu’ils se connaissaient : « Peut-être qu’elle est comme ça avec tout le monde », se disait-il, « peut-être aussi qu’elle m’aime » Il se demandait s’il devait tenter de l’inviter au restaurant ou au cinéma mais comme il n’était certain de rien, il préférait jouer la carte de l’amitié en attendant sagement son heure : « une fille si belle et si cultivée, ça mérite des relations approfondies » estimait-il. Il en était certain maintenant, il commençait à en tomber amoureux…



Dernière rencontre.



A la suite de cette soirée de courses, Thibault brûlait d’envie, en rentrant de son travail, de frapper à la porte de Céline histoire de se rapprocher d’elle, mais il ne le faisait jamais. Ce n’était pas qu’il n’osait pas, seulement il se disait qu’après tout, elle était tout simplement gentille et qu’elle ne l’aimait pas plus que ça, il avait peur d’être déçu et préférait vivre dans l’incertitude, incertitude qui entretenait l’illusion qu’elle l’aimait. Car il savait pertinemment que si elle ne l’aimait pas, chose possible, il aurait énormément de mal à le supporter.

Un soir pourtant, on frappa à sa porte. Son cœur battit plus fort. Il ouvrit. Ce n’était pas Céline mais la voisine du rez de chaussée. Elle devait être âgée d’environ quarante cinq ans, plutôt petite, avec un visage anguleux, carré,, souligné par des cheveux noirs qui descendaient en cascade. Elle avait un corps assez trapu caché par un pantalon gris et un pull moulant de couleur violette. Pour se protéger du froid, elle portait une veste en jean dont la facture grossière indiquait qu’elle ne devait pas être très chaude. Elle commença : «Excusez-moi de vous déranger, je suis Maria votre voisine du dessous, j’ai besoin de votre aide… » « Encore ! » Se disait Thibault, mais il ne voulait pas décevoir et pour faire bonne figure, il dit : « Que puis-je faire pour vous ? »

-C’est que… J’ai une course urgente à faire et je dois garder ma fille… Personne d’autre n’est disponible… Ce ne sera pas long, juste une demi heure.

Thibault ne savait pas vraiment dire non. Il n’avait jamais appris. Il accepta : « D’accord » fit-il. Ils descendirent. La jeune fille était dans sa chambre, elle écoutait de la musique sur un mange disque antédiluvien. Elle ressemblait à sa mère et s’appelait Juliana. Maria lui dit calmement de rester sage, d’être gentille avec le monsieur qui allait le garder puis s’en alla, laissant Thibault seule avec l’enfant. C’était une perle. Elle ne faisait aucun bruit. Elle restait calmement devant le vieux poste de télévision à regarder les programmes pour enfants sans dire un mot, se tournant parfois de temps en temps pour le regarder de ses grands yeux tristes. Thibault en profita pour regarder un peu l’appartement. La chambre, c’était pour la petite, un lit à une place, des posters de chanteuses au mur et accolés à un des murs un grand coffre dans lequel se trouvaient amassés des jouets. Les murs, joyeux, étaient tout bleus. Le plus étrange, c’était la salle à manger. Sur le mur du fond un lit pliant avec au dessus un gigantesque poster sur lequel on voyait un dessin du christ les bras en croix. Tout en bas, on pouvait lire : « Jésus est la réponse ». Les meubles, une armoire en bois, une petite bibliothèque, ressemblaient, par l’aspect démodé, à ceux qu’il avait vu chez Jean-Claude. Enfin, près de la porte, une télé et un magnétoscope flambant neufs et qui hypnotisait la petite Juliana. En s’approchant de la bibliothèque, Thibault s’aperçut qu’elle n’était composée qu’exclusivement d’ouvrages pieux. « Elle doit être très croyante », se disait-il.

Au bout de trois quarts d’heure, Maria revint et d’un ton affable, en guise de remerciement, invita Thibault à prendre le thé. « Je vous remercie d’avoir gardé ma fille » Fit-elle « C’est tellement rare de nos jours des gens en qui on peut avoir confiance »

-Oh ! Ce n’est rien, rétorqua Thibault, je n’avais rien à faire de toute façon.

-C’est quand même très gentil, d’autant plus que vous n’êtes pas obligé.

-C’est normal, voyons, entre voisins de s’entraider.

-C’est vrai mais il y en a qui aident et d’autres pas. Si tout le monde était comme vous, la terre s’en trouverait plus agréable. Elle prit un air désabusé et reprit : « Les gens sont tellement égoïstes, vous savez, ou alors ils se cament, ils boivent… Quelle vie préparons nous à nos enfants ? »

Thibault ne sut quoi répondre. Devant son silence, elle reprit : «  Vous croyez en Dieu ? » Dieu, il n’y croyait pas trop, pour lui, la religion, c’était pour les désespérés. Dieu, il le trouvait chiant. Et puis… Croire en Dieu, ça n’aidait pas à séduire les filles. Il répondit : « Pas spécialement. »

-Moi je crois en la justice divine. Le jour du jugement dernier, les méchants souffriront mille tourments et les bons partageront la table du Seigneur.

« Joli programme », se dit Thibault. Il imaginait anges et chérubins fondre sur Rouen et lancer des éclairs vengeurs sur la population effrayée, mettant la ville à feu et à sang. Il décida d’abréger avec Maria : « Bien, je vous remercie de votre gentillesse, mais je dois rentrer chez moi ».

Elle fit un : « Au revoir » triste, comme si elle souhaitait que Thibault reste. Lui, il voulait partir, il préférait éviter les mystiques de son genre. Elle lui fit promettre de l’aider à nouveau si nécessaire puis ils la quitta courtoisement…



La geste de Patrick.


Patrick était déjà saoul quand il vit Thibault sortir de chez Maria. Il ne s’attarda pas car il était pressé de s’adonner à ses deux vices favoris, la boisson et le jeu. Il débarqua au narval et commanda une bière. Puis deux. Avec l’argent qui lui restait, il s’acheta deux tacotac. Le premier ticket était perdant puis il gratta le deuxième. Il n’en crut pas ses yeux, regarda, inspecta minutieusement la case. Il avait gagné 100 000 Euros. Il montra le tout au patron, qui confirma. Il se sentit heureux et soulagé à la fois. Sur la foi de son gain, il reprit une bière. Comme il avait gagné plus de cinq cent Euros, il lui fallait valider son billet à la française des jeux, rue Rollon. Il vida son verre à une vitesse vertigineuse et y fonça pour y être avant la fermeture. Il y arriva titubant mais ayant encore suffisament de lucidité pour demander son dû. L’hôtesse d’accueil le fit patienter puis une dame d’une cinquantaine d’années vêtue d’un tailleur le fit venir dans son bureau. Après les salutations d’usage, elle lui dit qu’elle allait lui remettre un chèque. A ces mots, Patrick, très en colère, se leva et dit : « Je ne veux pas de chèque, je n’ai pas de compte en banque ! Donnez-moi mon argent tout de suite ! J’y ai droit ! Si vous ne me donnez pas le tout en liquide immédiatement, je mets le feu à vos bureaux et croyez-moi, je le ferai ! » La directrice prit un air renfrogné puis répondit « Ce n’est pas la peine de s’énerver, monsieur. Je vais donner suite à votre requête. Veuillez patienter calmement, je vous prie. » Elle s’en alla. Au bout de cinq minutes qui parurent une éternité à Patrick, elle revint avec un petit sac, le déposa sur le bureau et l’ouvrit. A l’intérieur, il y avait d’innombrables liasses de billets de cent Euros. Patrick était éberlué. Avec tout cet argent, il allait enfin pouvoir aller vivre sous les tropiques comme il en avait toujours rêvé. Il prit le sac, dit méchament merci et s’en alla, direction chez lui. Il y déposa le pactole sur son lit, prit une liasse et repartit. En chemin, il croisa Donatien, lui annonça la nouvelle puis se retrouva dehors. Ce qu’il voulait faire avec la liasse était très simple : il voulait se taper une fille. Il hésita à aller sur les boulevards pour se faire une pute puis se dit que ce serait trop bête, qu’il voulait aussi faire la fête. Et il connaissait un endroit tout près d’ici où il pouvait concilier les deux : le phil’ing. Il y a quelques années, quand il avait un travail, il y allait parfois mais là, ce n’était pas les bières qu’il comptait enchaîner, mais les whiskies et le champagne. Il frappa à la porte. Deux yeux méfiants l’observèrent par le grillage puis on lui ouvrit. A l’intérieur, ça n’avait pas changé. Les murs étaient toujours bleu sombre, la lumière tamisée, discrète donnant une atmosphère propice à l’intimité. Sur la gauche, des fauteuils moëlleux attendaient les clients, et sur la droite, le bar d’un luxe tapageur où discutaient trois hôtesses et un client. Sur le mur de droite, un grande étagère sur laquelle étaient posés des bouteilles d’alcool de tous les pays : Tequila Mexicaine, Whiskies Ecossais, Rhum Jamaïcain, Cognac Français, Vodka Russe, Saké Japonais… La musique, entraînante, l’incitait à la gaieté. Il s’assit sur un tabouret. Aussitôt, une serveuse s’approcha de lui. Elle était grande, blonde, très belle et portait une robe courte et moulante avec un décolleté qui mettait en valeur sa poitrine généreuse. Ses jambes étaient soulignées par des cuissardes noires qui remontaient jusqu’à mi cuisse. Elle s’assit à côté de lui, lui sourit et dit : « Salut, moi c’est Anne, tu me payes un verre ? » Il répondit par l’affirmative, après tout, il était là pour ça. Pour commencer, il commanda un whisky. Elle prit un cocktail et annonça : « Dis-moi mon mignon, comment tu t’appelles ? »

-Patrick.

-Et tu fais quoi dans la vie ?

-Rien.

Elle sourit de plus belle : « Ah ! Mais tu as le temps d’aller nous voir alors ! »

Il lui mit la main sur la cuisse, elle le repoussa gentiment : « Pas tout de suite, on a à peine fait connaissance ! » Il était furieux : il n’était pas venu là pour discuter mais pour vider sa bite. Il commanda un deuxième whisky ; la discussion reprit : « Où tu es né, Patrick ? »

-Je suis né à Evreux.

-Evreux ! Je connais. Le beffroi. La cathédrale Notre Dame… Tu as grandi là bas ?

Un instant il eut envie de pleurer, se remémora son enfance, ses parents, puis il se reprit : « Oui. Mais après mon CAP je suis allé à Rouen où j’ai travaillé pendant dix ans à l’usine Fererro de Grand- Couronne.

-Et après ?

-Il y a eu un plan social et on m’a licencié.

-Tu faisais quoi à l’usine Fererro ?

-Je mettais des boites de chocolat dans d’autres boites de chocolat. Puis vers la fin j’ai eu ma licence de cariste et je stockais les marchandises.

-Je ne saurais pas, moi, utiliser ces machines…

-C’est vraiment pas compliqué. Ca s’apprend en cinq minutes.

-Quand même, je ne saurais pas, je ne suis pas très manuelle…

« Pas très manuelle, pas très manuelle », pensait-il « Au moins assez pour me faire une fellation ». La tête lui tournait. Les whiskies commençaient à lui faire de l’effet. La sono passait « hôtel California ». Il se leva et se mit à danser. Anne le regardait en souriant et quand la chanson fut finit, elle lui apporta le whisky double qu’il avait demandé. Puis il paya une tournée générale. Les trois hôtesses mirent de la musique entraînante et le rejoignirent sur la piste de danse. Seul, l’autre client, qui semblait être un ouvrier Maghrébin, resta scotché sur son siège. Au bout de quelques minutes, épuisé, à bout de souffle, Patrick se rassit. Les filles continuaient à danser, mais de son côté, la tête lui tournait de plus en plus et à voir Anne se trémousser, il voulait passer aux choses sérieuses… Il se mit debout en tituba jusqu’à elle. Arrivé à sa hauteur, il lui tint le bras pour la forcer à s’asseoir. Elle voulait continuer à danser. Il hurla : « Je veux t’enculer, salope ! » Elle parut avoir peur et pour oublier, s’en vint s’asseoir en face du Maghrébin. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase : « Sale con d’Arabe, se lamentait Patrick, tu me piques ma copine ! » Il reprit un whisky et rumina sa vengeance. Enfin, il s’avança vers eux. Il sortit son opinel de sa poche, l’ouvrit et planta la lame dans le ventre de l’ouvrier en criant : « Tiens, sale bougnoule ! Ca t’apprendra à me voler ma femme ! » Quand il retira la lame, le sang jaillit en flots continus, se répandant tout autour. Le maghrébin s’effondra. Patrick se retourna vers Anne. La jeune fille était stupéfaite et tremblait d’effroi. Il la prit de force, lui déchira sa robe et commençait à la violer. La jeune femme se débattait comme elle pouvait mais Patrick était bien plus fort qu’elle. Les deux autres hôtesses arrivèrent à la rescousse et le frappaient avec des armes de fortune. Sous l’effet des coups, il eut des haut le cœur et se mit à vomir sur la poitrine désormais nue de la jeune fille. Tout le monde hurlait, surtout Anne qui était terrorisée. L’ouvrier, de son côté, gisait à terre dans une mare de sang. Enfin, Patrick sentit une violente douleur sur le sommet du crâne et s’évanouit.

A son réveil, Patrick avait une sacrée gueule de bois. Il mit un bon moment avant de reprendre ses esprits et de comprendre où il était. Les murs gris et tristes qui l’entouraient avaient quelque chose de terrorisant : c’étaient les murs d’une prison. Il se souvint alors d’avoir poignardé un homme la veille et pensa qu’il devait être à Brisout, chez les flics. Stoïque, il appela le gardien pour qu’il lui donne de l’aspirine et des cigarettes mais ce dernier, se retranchant derrière la loi, ne voulut rien faire pour lui. Il se mit à hurler, à taper du poing contre les murs en demandant qu’on le sorte de là mais ses cris résonnaient dans le vide. Au bout de quelques minutes, fatigué, il se coucha sur le lit en béton et regarda fixement le plafond, hagard. Enfin, après environ une heure, un policier en uniforme vint le chercher pour qu’il fasse sa déposition devant l’inspecteur. Celui-ci, bien calé devant son ordinateur, l’informa qu’il était inculpé pour tentative d’homicide et tentative de viol et qu’il allait passer d’ici une heure en comparution immédiate. Il clama son innocence, faisant état du fait qu’il avait bu, que le dénommé Brahim Mektèche l’avait gravement insulté et qu’il n’avait jamais voulu violer qui que ce soit, que l’hôtesse Anne Pain était consentante. Après s’être exprimé, on l’amena sous escorte dans une fourgonnette, direction le tribunal, pour y répondre de ses chefs d’inculpation. Cantonné dans le camion, menotté, il entrevoyait par la vitre les Rouennais aller et venir à leurs occupations, se disant que lui même allait bientôt finir en prison, privé de vie quotidienne, de jeux et d’alcool. Concernant le jugement, il était très pessimiste : comment nier l’évidence ? Il se souvenait très bien de ce qu’il avait fait… Le véhicule arriva enfin au palais de justice, toutes sirènes hurlantes. On le fit descendre, menotté. Il inspira lentement une grande bouffée d’oxygène pollué, se disant que c’était peut-être sa dernière bouffée d’homme libre. Puis il regarda les rues alentours, les passants faisant leurs courses, qui ne devaient certainement pas apprécier à leur juste mesure la liberté qu’ils croyaient être un dû. Pour finir, son regard se tourna vers le palais lui-même, les tours gothiques, les toits d’ardoise et les gargouilles en pierre, élancées vers les hauteurs et dont le regard expressif semblait défier le ciel…

Son avocat arriva, lui demanda si oui ou non, il avait bien fait ce dont on l’accusait. Il jura que, grands dieux non, tout ça n’était que des diffamations, qu’il avait bu. Puis les policiers l’introduisirent le box des accusés : le procès commençait. Les juges entrèrent, solennels dans leurs manteaux d’hermine, incarnations de la loi des hommes et de la république, et qui allaient décider du sort d’un homme que tout accusait. Ce fut le procureur qui s’exprima le premier. Il insista sur le fait que Patrick Prévost était un individu dangereux, un déséquilibré dont la société se devait de se mettre à l’abri ; il réclama huit ans de prison ferme. Patrick se sentait offensé par tout ce que cet homme disait, et lui souhaitait d’être un jour à sa place. L’avocat, qui était commis d’office, fit tout ce qui était possible pour défendre son client, soulignant l’état d’ébriété avancé, la misère matérielle du prévenu ainsi que sa faiblesse psychologique, preuve en est sa mise sous tutelle. Dans la salle, il voyait Anne, qui témoigna. Pas une fois elle n’osa défier son regard. Lui, au contraire, ne cessait de la regarder en se disant que cette salope allait l’envoyer en prison. Il se sentit coupable, que s’il avait été moins con, il n’en serait pas là à l’heure qu’il est.

Enfin, les juges se retirèrent pour délibérer. L’attente défigurait le temps, le rendait long, long à n’en plus finir, bande d’inquiétude qui sans cesse s’allongeait, se démultipliait, devenant démesuré. Il se prit à rêver à sa relaxe, que tout cela n’était qu’un cauchemar, que les policiers allaient lui enlever les menottes et qu’il allait rentrer chez lui tranquillement, en sifflotant, comme s’il ne s’était rien passé la veille… Au bout d’une heure, les juges revinrent, confiants dans leur puissance ; ils ressemblaient à des statues. La sentence était lourde : certes, on avait tenu compte d’une conscience altérée mais il était jugé responsable de ses actes. C’était trois ans ferme, plus des dommages et intérêt. Il ne dit rien, baissa la tête. Ce fut dans le fourgon qui l’emmenait vers bonne nouvelle qu’il comprit qu’il allait passer trois ans à l’ombre. Il voulait mourir…



Le repas.



En revenant de son travail, qui, comme d’habitude, était horriblement ennuyeux, il fut arrêté sur le palier par Maria qui avait décidé, pour fêter son anniversaire, d’inviter tous les locataires à manger chez elle de l’osso bucco qu’elle faisait elle-même. Il accepta avec grand plaisir, se félicitant de cette occasion de revoir ses voisins et plus particulièrement Céline qui, il l’espérait, serait aussi présente. Il monta chez lui, prit une douche, quitta son costume bon marché pour un jean confortable, fit deux ou trois petites bricoles chez lui avant de redescendre. Il frappa et Maria, qui pour l’occasion était fort bien habillée, lui ouvrit. Il était le dernier à arriver et tout le monde était assis comme il pouvait dans l’exigu salon. Céline aussi était là, assise à côté de Jean-Claude, lui tournant la tête et regardant Juliana, littéralement hypnotisée par la télévision. Maria, voyant la petite troupe réunie, servit des biscuits apéritifs dans des bols en verre et déboucha une bouteille de martini afin de donner à sa réception improvisée une couleur festive. Patrick n’était pas là et Thibault feint de s’en étonner : « Tu sers l’apéritif, Maria, mais Patrick n’est pas là ! » Ce fut Donatien qui lui répondit : « Tu n’es pas au courant ? Il est en prison depuis deux jours ! »

-Comment ça en prison ?

-Il y a trois jours de ça je l’ai croisé un soir, il était bourré. Il m’a alors dit qu’il avait gagné au tacotac. Je ne le croyais pas mais il m’a montré ce qu’il avait dans son sac à dos et là, incroyable ! Le sac était plein de liasses de billets de 100 Euros ! La chance qu’il a cet alcoolique ! Il a tout mis dans sa chambre, il a pris une liasse puis il est parti fêter ça dans un bar à putes. Là bas, ça a dû mal tourner car le lendemain matin il était jugé en comparution immédiate et maintenant il est en prison, et pour longtemps.

-Et comment l’as-tu su ?

-Nous vivons dans la glorieuse et éternelle République Française et à ce titre, les procès sont publics. Comme je suis avocat, j’ai donné les coups de fil qu’il fallait aux gens bien placés et on m’a tout dit…

Céline continua : « Maintenant, ça veut dire qu’il sera riche une fois sorti de prison. »

-Ca veut surtout dire qu’il y a un paquet de fric à l’heure qu’il est dans sa chambre, rétorqua Maria.

Thibault entonna : « Mais… Il est sous tutelle, non ? Il faut prévenir le juge ! »

Maria dit d’un ton sec : « Je ne crois pas que ce soie ce que souhaite Patrick : si le juge des tutelles récupère l’argent, il ne pourra pas en jouir alors que si le juge ne s’aperçoit de rien, il pourra s’envoyer en l’air avec toutes les putes de la création sans que personne ne lui interdise…

Sur ces mots définitifs, personne ne dit plus mot. Maria prit congé pour préparer l’osso bucco laissant à ses hôtes le soin de s’amuser entre eux. Ce fut Jean Claude qui rompit le silence : « Si j’avais gagné au loto, je ferai comme Patrick, j’irai me saouler la gueule au Philing et je me paierai les plus belles putes de Rouen ! »

Céline, visiblement outrée, répliqua : « Tu n’as pas honte de t’adonner à la prostitution, sais-tu que les femmes dont tu violes l’intimité se vendent parce qu’elle n’ont pas le choix ? En allant voir des prostituées, tu contribues à faire de ces femmes des esclaves modernes. Pense un peu à ce que c’est pour elles ! Toi tu jouis dans leur vagin, mais tu ne vois pas le maquereau qui les frappe, tu ne vois pas le sida qui les guette ni la drogue qui les tyrannise ! Mets toi à leur place et dis toi bien que c’est une souffrance que d’accepter d’avoir un rapport sexuel avec un homme qu’on n’aime pas et ce, bien souvent pour simplement se nourrir ! Tu devrais avoir honte, Jean-Claude… »

Donatien vola au secours de Jean-Claude : « Des victimes ! Des victimes ! Personne n’oblige les femmes à faire les putes ! Si elles le font, c’est parce qu’elle aiment ça ! »

-C’est parce qu’elles aiment ça ! Fit Céline, outrée. Espèce de sale macho ! C’est parce que vous, les hommes, vous êtes des obsédés que les femmes se prostituent ! Et tu as le toupet de dire que ça nous amuse ! Vous allez voir les filles parce que vous nous prenez pour des objets, vous n’arrivez pas à concevoir les femmes autrement que comme des trous et nous, nous devons baisser la tête sans rien dire ! Quel scandale ! Tant que les hommes ne reconnaîtront pas les femmes comme leurs égaux sur tous les plans, il y aura de la prostitution mais non, vous avez l’esprit plein de vices parce qu’on vous a dit depuis tout petit que les femmes sont vos esclaves !

-L’égalité des sexes ! L’égalité des sexes ! Continua Donatien, quelle fumisterie ! Jusqu’à ce jour je n’ai pas connu de femme qui brillait par son intelligence ! Pas une femme prophète ! Pas une femme artiste ! Pas une femme philosophe ! Et comme le dit si bien le poète « la femme n’a aucune existence ontologique ! » Votre destinée est d’être femme, pas des simulacres d’homme ! Vous êtes des vagins surmontés de mâchoires, des prostituées par nature ! Au moins autrefois, vous l’acceptiez, mais maintenant, vous vous révoltez, niant votre essence de femme ! Moi, je ne connais qu’un destin pour vous : kinder, Küche, Kirche ! Accepte ton rôle de femme, Céline, et tu en seras beaucoup plus heureuse…

Céline, très en colère, répliqua : « Sale nazi ! C’est à cause de gens comme toi que les femmes sont maltraitées ! Les hommes me dégoûtent ! Et toi spécialement ! »

Thibault était plein d’admiration pour Céline. A la voir défendre la cause des femmes avec tant de verve, il était en train d’en tomber amoureux. Pour couper court à la dispute, il déclara : « Mais si, comme Patrick, une grosse somme d’argent vous tombait du ciel, vous en feriez quoi ? » Donatien, sur un ton plus calme, dit : « J’achèterai une belle voiture, et je monterais une étude de droit notarial, je pense… Comme ça je passerai ma vie tranquillement, à faire un travail pas trop fatiguant ; bien sûr, j’aurai des enfants, une femme, une maison avec jardin, un chien fidèle, on partirait au ski pour les vacances… La vie simple, quoi ! »

Céline se prit à rêver et fit : « Moi, je prendrai un billet d’avion pour le Mali et je tenterai de monter un dispensaire en pays Dogon, ou quelque chose de ce genre… » Puis elle se tourna vers Thibault : « Et toi ? » Thibault n’avait jamais vraiment réfléchi à la question. Bien sûr, une grosse somme améliorerait son ordinaire mais il avait peu de besoins, finalement, et puis comme on disait, l’argent ne fait pas le bonheur. D’un ton posé il susura : « Je suppose que je m’achèterai une voiture… »

Tout à coup, Maria revint de la cuisine et annonça : « C’est prêt ! » On décida de manger là, dans le salon car tous y étaient bien. Thibault goûta d’abord timidement puis prit des bouchées de plus en plus grosses : c’était délicieux, bien meilleur que la triste tambouille qu’il se faisait lui même. En face de lui, Juliana se régalait elle aussi. Maria regardait tous ses hôtes se délecter, satisfaite de voir tout le monde passer un moment agréable et, elle l’espérait, convivial. Donatien, qui appréciait tellement qu’il en suçait les os, déclara : « Mmh… C’est délicieux, tu as appris ça où ? »

-C’est ma mère qui m’a donné la recette. Toute petite je la voyais faire…

-En tout cas tu es bonne cuisinière, renchérit Céline. Pourquoi Ne montes-tu pas un restaurant plutôt que de te faire chier à faire aide soignante?

-Il faut de l’argent… Je n’en ai pas.

-Mais de toute façon, il y en des tonnes, des restaurants Italiens, tout comme des restaurants étrangers d’ailleurs. Des Afghans, des kebabs, des indhis, des Chinois… En France, au pays de la bonne chère, quelle honte !

-Mais c’est très bien ! Coupa Céline, les cultures se mélangent, c’est ça le métissage…

-Métissage ! Métissage ! Enchaîna Donatien. Là d’où je viens on n’aime pas trop ça. En plus, personne n’a rien à gagner à se mélanger, à force de se mêler les uns aux autres, on y perdra jusqu’à notre âme ! Moi je dis, chacun chez soi et les vaches seront bien gardées…

-Mais dis moi Donatien, toi qui es Ivoirien, pourquoi alors vis-tu en France ? Interrogea Jean-Claude.

-Mais je suis Français ! Hurla Donatien outré. Je suis citoyen Français autant que vous tous ! Je paie mes impôts, je travaille, je suis utile à la société, pas comme certains !

-Et pourquoi alors tu vis ici si tu travailles ?

-C’est un coup du destin. Bientôt je pourrai de nouveau exercer.

Maria, qui délaissait la conversation, zappait d’une chaîne à l’autre. Elle resta un moment à regarder une émission politique. En voyant ça Donatien lui dit : « Monte le son Maria, ça m’intéresse ! » On y voyait Alain Madelin questionnée par Christine Ockrent et qui disait : « … Et c’est pour ça que je suis favorable à une baisse des impôts, qui va dynamiser notre économie, redonner le courage d’entreprendre aux Français. Et pour que la baisse des impôts soit durable, je propose aussi de réduire les dépenses publiques. » La journaliste continua calmement : « Et comment comptez-vous vous y prendre pour cela ? »

-Je réduirai le nombre de fonctionnaires et je mettra fin à ce système inepte d’assistanat qui ne profite à personne. Et c’est là que la baisse des impôts prendra tout son sens car cela donnera aux Français l’envie d’entreprendre qui apportera la prospérité à tous. Mais pour cela, il faut abaisser le coût du travail, qui est un véritable frein à l’emploi dans notre pays. Toutes ces mesures, je vous le garantis, redonneront foi en l’avenir à nos compatriotes.

Christine Ockrent, visiblement songeuse, rétorqua : « Mais… Vous croyez que les Français les plus modestes, les fonctionnaires, accepteront de telles mesures ? Et puis… Vous êtes sûr de votre politique ? »

Alain Madelin inspira profondément, regarda la journaliste droit dans les yeux et répondit : « Vous savez madame Ockrent, les Français sont rationnels. Ils savent pertinemment où est leur intérêt. Et leur intérêt est d’être acteur de la vie économique, et pas simplement des assistés passifs sans aucune imagination. Je crois en l’esprit d’entreprise, je crois en la générosité des Français, je crois que si on les responsabilise, les résultats dépasseront nos espérances. Et pour que les agents économiques soient utiles à eux mêmes autant qu’utiles aux autres il y a des méthodes éprouvées, scientifiques, qui sont la baisse des impôts, la baisse des dépenses publiques et l’aide à la création d’entreprise ; c’est cela, madame Ockrent, le projet libéral pour la France, le seul projet qui à mon sens donnera à tous les moyens d’acquérir bonheur et prospérité. »

« Baisser les impôts des riches, fit Jean-Claude, comme si ils n’avaient pas assez d’argent ! » « Cet homme me fait peur. Ce qu’il dit est horrible. » Avoua Céline.

-Mais non ! Il a raison, répondit Donatien, quand je pense à tous les impôts que je paie pour les fainéants ! Tu bosses, tu bosses soixante heures par semaine et ce sont les nuisibles qui en profitent ! Pas vrai Maria ?

-C’est sûr que de nos jours, quand tu touches le smic, tu gagnes à peine plus qu’un feignant qui boit tout son RMI en mauvais alcool.

-Et la solidarité ? Ajouta Céline. Tous les RMIstes ne sont pas des feignants ! Ca peut vous arriver aussi d’être au chômage ! Et à ce moment là, vous serez bien content d’être aidés !

Maria, qui savait très bien que la politique, c’était la porte ouverte à toutes les disputes, tenta de calmer le jeu : « Et toi, Donatien, c’est quand ton procès en appel ? »

-C’est pour début Mai.

-Et tu crois que tu vas retrouver le droit d’exercer ton métier ?

-Je ne le crois pas, j’en suis sûr !

Jean-Claude, qui écoutait, déclara : « Toi qui connaît la loi, Donatien, tu crois que je risque d’être poursuivi à cause de la fille qui est morte chez moi ? »

-Si tu n’as rien à te reprocher, tu devrais être mis hors de cause.

La conversation continua sur un ton plus intime, chacun prenait des nouvelles de l’autre, s’intéressait sincèrement à lui ce qui tranchait avec la franche hostilité de tout à l’heure. Enfin, Thibault qui avait bien digéré son repas et qui travaillait le lendemain, prit congé des autres convives, les laissant continuer leur veillée. Il ne s’était pas ennuyé ce soir là.



Une soirée en boite.



Le repas chez Maria était riche d’enseignements pour Thibault : il avait vu ses voisins tels qu’ils étaient en eux même, avec leurs qualités et leurs défauts. Ce qui l’étonnait le plus, c’était qu’un Ivoirien comme Donatien tienne des propos aussi fascisant. Lui qui lors de son arrivée en France avait du être victime du racisme se comportait avec les autres comme le plus odieux des militants du front national. Dans un sens, il le comprenait ; face à la misère humaine, il y avait deux solutions possibles. La sainteté ou l’égoïsme. Soit vous faisiez preuve de compassion et vous tentiez d’aimer votre prochain le plus qu’il vous étiez possible, soit au contraire vous le stigmatisiez, vous le rejetez et l’excluez pour ne pas que sa vulgarité vous contamine. Thibault pensait qu’on vivait dans un monde de compétition, d’individualisme et qu’il fallait être fort, lutter pour ne pas se laisser bouffer par les autres. C’était dur, c’était cruel, mais c’était comme ça. La vie sociale était un prolongement de la lutte pour la vie, il fallait tuer avant d’être tué, se faire sa place au soleil par la violence, l’insensibilité, l’exploitation d’autrui. On vivait dans un mode où les faibles, les petits, et autres handicapés disparaissaient nécessairement sous la loi du chacun pour soi. Et Thibault voulait être un fort, un gagnant du monde moderne.

Pourtant, il y avait Céline… Elle, elle rejetait cette loi d’airain, tentait de conjurer l’égoïsme congénital de ses concitoyens et il l’admirait pour ça. Néanmoins, il estimait que c’était peine perdue, autant essayer de vider l’océan avec une petite cuillère…

Le week end suivant, les collègues de travail de Thibault l’invitèrent à une soirée pour fêter les bons résultats de l’entreprise. Rendez vous était pris dans un restaurant puis après il était convenu de se finir en boite, ça allait resserrer les liens entre les employés, disait son patron. Bien entendu, Thibault mis un soin tout particulier à se préparer ; il mit son plus beau jean, sa plus belle chemise, des chaussures dernier cri. Au restaurant, il découvrit une autre facette de ses collègues : son patron, les secrétaires, d’habitude si calmes et posées se prenaient pour de joyeux drilles sous l’effet du vin rouge qui, payé par la boite, coulait à flots. Les blagues les plus éculées fusaient de toutes parts, chacun y allait de son mot d’esprit, cherchant à divertir tout en divertissant les autres. Vers minuit, quand tout le monde était fin saoul, on se dirigea vers la boite la plus prisée du centre ville, presque une institution locale : la bohème. Comme elle était dans le quartier touristique, on y alla à pied.

L’entrée ne payait pas de mine, une simple devanture en bois presque anonyme, une porte de gros œuvre pour ne pas laisser entrer n’importe qui. Si on ne lui avait pas dit que c’était là, Thibault ne l’aurait jamais deviné. Le boss, que l’alcool avait rendu gai et généreux paya l’entrée à tout le monde et heureusement, pensa dit Thibault, car c’était hors de prix. Il se dit qu’à ce tarif, les pauvres n’avaient pas le droit de s’amuser. Il entra. L’intérieur était hallucinant : les murs étaient en pierre, épais, le lieu avait dû autrefois être une abbaye ou un château fort. Partout, il y avait des poutres de chêne, de style Normand qui donnaient du cachet à l’ensemble et l’architecture en bois, complètement irrationnelle, créait de nombreux recoins et alcôves propices à l’intimité. Mais le plus bizarre, c’était la clientèle. Elle était hétéroclite, des hommes et des femmes de tous âges, des couples mariés avec leurs enfants, des femmes seules qui attendaient un homme pour ce soir, des hommes seuls, en costume de cadre, qui scrutaient alentours tels des requins pour fondre sur leurs proies. Il y avait aussi des étudiants qui hurlaient sur la piste de danse, complètement ivres et qui dérangeaient les couples cinquantenaires qui finissaient de dîner. C’était bien, c’était beau, les rencontres avaient l’air faciles et tout le monde semblait s’amuser. Le disc jockey passait les tubes à la mode et les néons multicolores incitaient les clients à danser. C’est d’ailleurs ce que fit Thibault qui, ivre lui aussi, se mit à vibrer au son de la musique.

Pourtant, la lucidité ne l’avait pas complètement quitté car il scrutait adroitement les femmes qui lui plaisaient, se disant que c’était l’occasion ou jamais de ramener quelqu’un à la maison. Ce soir là, le destin lui fit une fleur ; en effet, tout en dansant, ses pieds heurtèrent ceux d’une danseuse et tous deux tombèrent à plat ventre sur la piste de danse. La jeune femme qu’il avait entraîné dans sa chute était fort jolie et, souriant, il l’aborda : « Je ne vous ai pas fait mal au moins ? » Elle répondit avec le même sourire : « Non, non, tout va bien. »

-Je vous paie un verre pour m’excuser ?

-Avec plaisir.

Elle s’appelait Stéphanie, elle travaillait dans un call center à Mont Saint Aignan et elle n’avait pas l’air bien farouche. Elle portait un pantalon noir et un bustier violet qui mettait en évidence sa menue poitrine. Les traits de son visage étaient assez fins, soulignés par une élégante et abondante cheuveulure noire. Ils se disaient des banalités mais tandis qu’ils discutaient, il ne cessait de se rapprocher d’elle, de lui caresser le bras puis la cuisse. Elle continuait de sourire et semblait prendre du plaisir à sa compagnie. Quand il n’y eut plus rien à boire, ils retournèrent sur la piste de danse, ne cessant de se frotter l’un à l’autre en des mouvements lascifs. Enfin, il l’embrassa langoureusement et se remirent à danser.

A la fin de la soirée, elle l’invita à prendre un verre chez elle, ce que bien sûr, il accepta. A peine eurent ils fermés la porte qu’ils commencèrent à faire l’amour sur le canapé du salon. Elle était ivre morte. Cependant, cette passade érotique avait dégrisé Thibault et au moment de la pénétrer, il ne vit pas l’objet de plaisir qu’elle représentait pour lui, bien au contraire. Complètement dessaoulé, il la vit sous son vrai jour. Son visage indiquait qu’elle devait avoir dépassé la trentaine depuis longtemps et le fond de teint outrancier qu’elle s’était mise ne masquait même pas ses rides. Sa poitrine était pleine de vergetures et ses seins, disgrâcieux retombaient comme des gants de toilettes sur son ventre flasque. Ses jambes, molles et mal proportionnées étaient pleine de varices et quand il la pénétrait, son sexe faisait d’insupportables pets vaginaux qui le déconcentraient. Elle le dégoûtait. En plus, son déodorant ne faisait plus effet et l’odeur de dessous ses bras était pestilentiel. Par dessus le marché, il ne pensait plus du tout à elle mais surtout à Céline et ce soir là il jouit dans un con étranger en pensant à sa voisine si belle, si généreuse...

Sous l’effet de l’alcool, elle s’endormit presque aussitôt après l’orgasme, le laissant seul et angoissé, ne trouvant son salut que dans le souvenir de Céline. Quand il fut certain qu’elle dormait à poings fermés, il se rhabilla et retourna chez lui se coucher. Il s’endormit au moment où le soleil se levait.



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